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Le sermon sur la chute de Rome

Le sermon sur la chute de Rome

Le sermon sur la chute de Rome
de Jérôme FERRARI
ed. ACTES SUD

Le Sermon sur la chute de Rome

Le Sermon sur la chute de Rome
de Jérôme FERRARI
ed. ACTES SUD

Bar de village corse et sermon civilisationnel moyenâgeux pour un cocktail de très haute volée.

Paru en septembre 2012, le sixième roman de Jérôme Ferrari (dont je n'avais jusqu'ici rien lu) fait partie de ces livres dont le propos apparent peut appeler d'abord une certaine incrédulité : il nous parle en effet du bar d'un village corse, contemporain, et d'un sermon de Saint-Augustin, en 411, dont j'avoue avoir été d'abord peu sensible aux côtés excitants... Il fallut une belle présentation Actes Sud aux libraires en juin 2012, et le conseil amical de Claro ("Vas-y, n'hésite pas, c'est vraiment bon") pour me convaincre de lui donner sa chance...

Je ne le regrette pas : en 200 pages, à son tour, Jérôme Ferrari nous montre ce que peut la littérature. Les grands-parents, parents et enfants de ces familles corse et corse "d'adoption" dessinent une puissante fresque où les vertiges de l'ambition et du manque d'ambition, comme seuls moteurs vitaux, se disputent tour à tour la vedette, en un tourbillon serré de chances, d'occasions, de fatalités et de renoncements. Sombre certes, discrètement poignant, fréquemment très drôle, mine de rien, dans ses démonstrations de stupidité humaine et d'ironie du sort, le roman exploite à la perfection une langue impeccable aux ressources très variées, pour réussir à "poser" en conclusion le fameux sermon de l'évêque d'Hippone sur ce que veulent dire "empire" et "civilisation", comme une nécessité.

De somptueux morceaux de bravoure, au fil des histoires, renforcent encore le plaisir méditatif de cette lecture : lutte contre des maladies tropicales, vertus de l'archéologie, malédictions gestionnaires d'un bar de village, ou encore glissements inévitables du commerce au banditisme, les occasions de sourire, de rire et de s'émerveiller foisonnent. L'une des belles surprises de ce mois de septembre 2012, donc.

Libero avait d'abord cru qu'on venait de l'introduire dans le cœur battant du savoir, comme un initié qui a triomphé d'épreuves incompréhensibles au commun des mortels, et il ne pouvait pas s'avancer dans le grand hall de la Sorbonne sans se sentir empli de la fierté craintive qui signale la présence des dieux. Il emmenait avec lui sa mère illettrée, ses frères cultivateurs et bergers, tous ses ancêtres prisonniers de la nuit païenne de la Barbaggia qui tressaillaient de joie au fond de leurs tombeaux. Il croyait à l'éternité des choses éternelles, à leur noblesse inaltérable, inscrite au fronton d'un ciel haut et pur. Et il cessa d'y croire. Son professeur d'éthique était un jeune normalien extraordinairement prolixe et sympathique qui traitait les textes avec une désinvolture brillante jusqu'à la nausée, assénant à ses étudiants des considérations définitives sur le mal absolu que n'aurait pas désavouées un curé de campagne, même s'il les agrémentait d'un nombre considérable de références et citations qui ne parvenaient pas à combler leur vide conceptuel ni à dissimuler leur absolue trivialité. Et toute cette débauche de moralisme était de surcroît au service d'une ambition parfaitement cynique, il était absolument manifeste que l'Université n'était pour lui qu'une étape nécessaire mais insignifiante sur un chemin qui devait le mener vers la consécration des plateaux de télévision où il avilirait publiquement, en compagnie de ses semblables, le nom de la philosophie, sous l'œil attendri de journalistes incultes et ravis, car le journalisme et le commerce tenaient maintenant lieu de pensée, Libero ne pouvait plus en douter, et il était comme un homme qui vient juste de faire fortune, après des efforts inouïs, dans une monnaie qui n'a plus cours.

[... et Charybde 3 approuve.]