Mrak (ténèbres)
Prix éditeur : 17,00 €
Collection : Lettres d'ailleurs
Éditeur : GINKGO
EAN : 9782846790475
Parution : 1 avril 2007
Pagination : 172 p.
Façonnage : broché
Quatrième de couverture
Les ténèbres qui donnent son titre à ce roman sont celles dans lesquelles fut plongé le pays – « l’ex-pays », comme on dit – de l’écrivain-narrateur, et le narrateur lui-même. Certes, il ne s’agit pas d’une véritable autobiographie, même déguisée, ou d’un de ces « témoignages » suscités par les conflits qui ont déchiré, pendant dix ans, ce qui s’appelait naguère la Yougoslavie. Mais David Albahari, qui en a vécu une partie, et surtout les pogroms, a nourri cette fiction de toutes ses expériences et ses réflexions d’homme et d’écrivain, au cours de ces années, de plomb, puis de fer et de feu.
Le récit (à la première personne, comme dans une majorité des œuvres de cet auteur) se présente comme les mémoires, le testament aussi, d’un intellectuel belgradois. Il écrit alors qu’il est réfugié dans un hôtel, au Canada. Il a dû fuir sa patrie, puis l’Europe, parce qu’il en savait trop. En effet, sans qu’il ait su à quoi il devait ce dangereux privilège, il est entré en possession de documents confidentiels, d’origine policière, sur certains de ses confrères. Or, ceux-ci sont devenus des hommes politiques de premier plan, après la fin du régime titiste. Ils passent pour des champions du renouveau, alors qu’ils étaient parfois correspondants des services secrets du parti unique.
Jusque-là vivant une vie paisible et passablement routinière de célibataire, traducteur indépendant, sans compromission avec le système et sans aucun engagement politique, le narrateur devient le témoin effaré des événements qui, à partir de 1985, commencent à ébranler le pays. Mais il en devient aussi un participant malgré lui. Le monde où il a toujours vécu se lézarde, puis s’effondre. La société se gangrène à vue d’œil, tous les repères disparaissent, et le spectateur-acteur ne peut que constater cette course à l’abîme, inexorable.
Tout son univers personnel, il va le voir s’anéantir. Il ne peut plus fréquenter les connaissances qui étaient les siennes dans les milieux d’écrivains et d’artistes dès lors qu’il connaît leur passé. L’ami d’enfance retrouvé, un peintre, avec qui il a rêvé de définir les bases d’un art nouveau, bohème sympathique et désintéressé, va s’éloigner de lui. Déboussolé, désabusé, il rejoindra les rangs nationalistes.
Traqué, il ignore exactement par qui ou par quel camp, le narrateur a été contraint de se cacher. Au fin fond du Canada, on le rejoint pourtant. Le héros sait qu’un tueur est sur ses traces.
Il achève son récit, le remet au coffre de la réception de l’hôtel, et attend sa fin.
Le texte ne suit pas la ligne chronologique des événements rapportés. Le récit balance sans cesse entre un présent – celui du temps de l’écriture, au Canada – et le passé, plus ou moins lointain, rappelant les étapes successives de la destinée du héros, en Yougoslavie. D’où une construction très fluide, ce passé redevenant présent dans la mémoire au hasard d’un mot, d’une pensée, d’une sensation.
Il ne s’agit pas non plus uniquement d’un « thriller » sur fond politique, même si l’Histoire y a une forte présence et si un réel climat d’angoisse s’en dégage. On trouve dans ce roman une des meilleures analyses de l’état moral et intellectuel de la population d’un pays que l’effondrement d’un régime de dictature, même amollie, laisse en proie au désarroi, aux tentations les plus folles, les moins avouables. Belle mise en images de la formule d’un poète bosniaque ami de David Albahari, qui, à l’orée de la catastrophe, avait dit à ses compatriotes de toutes les communautés : « Vous avez ouvert les étables, vous ne savez pas quels monstres vont en sortir.»
On retrouve dans ce texte un des thèmes qui obsède tous les écrivains des nations récemment sorties du « socialisme réel » : l’inquiétude devant l’effrayant pouvoir des mots, des textes (les archives du régime et les révélations qui soudain apparaissent) ; le problème d’une mémoire dont on ne sait s’il faut la préserver à tout prix, ou s’en défier et l’occulter, par crainte des ravages qu’elle peut commettre sur une société ayant vécu, des décennies durant, sur une « vérité » officielle tissée de mensonges, petits et grands, mais qui garantissait un certain ordre des choses.
David Albahari est né en 1948 à Pec (Kosovo) dans une famille parlant le serbo-croate. Sa mère d’origine bosniaque s’était convertie au judaïsme en 1938, pour éviter tout problème d’identité à ses enfants nés d’un père juif. Il a passé sa jeunesse à Zemun, près de Belgrade (Yougoslavie). Il publie son premier livre en 1973.
Refusant la folie nationaliste qui s’empare de son pays, il le quitte en en 1994.
« Je me suis installé au Canada en 1994. […] Je me souviens que personne, au Canada, n’arrivait à imaginer d’où je venais vraiment, ni quel sentiment d’exil et de perte je pouvais éprouver. Je me sentais en paix, ce qui était doux, agréable, mais je sentais aussi que la guerre m’appelait. L’ex-Yougoslavie était à feu et à sang. J’ai ressenti le même trouble en 1999, quand la Serbie a été bombardée : je me suis dit que je devais retourner là-bas immédiatement. Ma femme m’a dit : « Tu es fou. » Mais la guerre, d’une certaine manière, était mienne. Lorsque des Canadiens m’en parlaient, c’est comme s’ils débattaient devant moi de ma vie privée. Ils croyaient tout comprendre, mais je continue de penser qu’ils n’y comprenaient rien. » (Le Nouvel Observateur, 2004)