Des témoins aux héritiers, l'écriture de la Shoah et la culture européenne
Prix éditeur : 29,00 €
Collection : Usages de la mémoire
Éditeur : PÉTRA
EAN : 9782847430554
Parution : 1 mai 2012
Pagination : 390 p.
Façonnage : broché
Quatrième de couverture
Ce recueil regroupant les contributions de seize chercheurs est une tentative de penser l'écriture de la shoah dans son historicité, à la fois comme événement objectivement survenu dans le passé, expérience personnelle de celui qui y a pris part, récit que la science en fait et mémoire qui modèle la culture dans laquelle cette transmission s'inscrit. L'axe principal d'interrogation est celui du rapport entre l'événement survenu, sa mise en récit (historiographique, testimoniale, littéraire) et la culture. À partir des oeuvres portant sur l'extermination des Juifs d'Europe perpétrée pendant la Seconde Guerre mondiale, des spécialistes venant d'horizons divers – historiographie, littérature, mais aussi sociologie, esthétique, philosophie, histoire de l'art – tentent de saisir dans un dialogue interdisciplinaire la logique des rapports complexes entre plusieurs formes de connaissance et de transmission de la Shoah. Il s'agit ici de rendre compte non plus des conditions qui ont rendu possible un tel événement, mais de la manière dont il est vécu, puis narrativisé, ainsi que du cadre même de son émergence. Comment une expérience historique (celle du témoin, du survivant) aboutit-elle à une connaissance partagée par tous? Quelle en est la "gestion" symbolique pratiquée par nos institutions? Enfin, comment une expérience historique devient-elle, pour le lecteur aussi une expérience artistique? Quand et comment s'opère le passage du dire testimonial à un récit clairement formé à partir d'un projet poétique? Quelles conséquences ce passage a pour la connaissance de la Shoah? Enfin, peut-on parler d'une poétique des récits de la Shoah?
Sommaire
Delphine BECHTEL
Les pogroms de fin juin et début juillet 1941 en ex-Galicie orientale, caractérisés par une forte participation de la population locale ukrainienne, sont jusqu’à aujourd’hui pra-tiquement passés sous silence dans l’historiographie. Les témoignages, mémoires de survivants et livres du souvenir, pourtant nombreux, qui les mentionnent, n’ont reçu que peu de considération. Les raisons en sont multiples : dans les pays du bloc soviétique, l’idéologie ne permettait pas de distinguer les victimes juives des autres victimes soviétiques, ni de parler de collaboration. À l’Ouest, les milieux de l’immigration ukrainienne ont glorifié l’OUN-UPA et procédé à une réécriture de l’histoire par omission voire falsification. Depuis 1991, une nouvelle historiographie locale a vu le jour en Ukraine, dont la rhétorique a tenté de passer sous silence ou de minimiser la collaboration des nationalistes ukrainiens. Depuis 2005, l’OUN-UPA, la SS-Galizien et leurs leaders ont fait l’objet d’une intense poli¬tique de commémoration et de réhabilitation, qui, sous la présidence de Iouchtchenko, a été confiée à des institutions d’État, dont le SBU. Loin de faire l’objet d’une introspection collective comme en Pologne après l’affaire Jedwabne, les pogroms locaux en Ukraine ont aujourd’hui disparu dans le trou noir d’une amnésie délibérée.
MOTS-CLÉS : pogroms – Ukraine – OPA – Galicie – collaboration.
The pogroms of June and July 1941 in Eastern Galicia, cha-racterized by a strong participation of the local Ukrainian population, are until today vastly ignored by the historiography. Testimonies, memoirs or survivors and books of remembrance detailing them have only received little consideration. The reasons are manifold: in the former Soviet countries, ideology forbade distinguishing between Jewish and other Soviet victims, and mentioning collaboration. In Western countries, Ukrainian immigration glorified the OUN-UPA and proceeded to rewrite Ukrainian history by omitting, and even falsifying facts. Since 1991, a new ge-neration of historians appeared in Ukraine, but they used rhetoric in order to omit or minimize the collaboration by Ukrainian nationalists. Since 2005, OUN-UPA, SS-Galizien and their leaders were the object of an intense politics of com¬memoration and rehabilitation, which, under Yushchenko’s presidency, was even conducted by State institutions such as the SBU. Far from leading to a collective introspection such as in Poland after the Jedwabne affair, the local pogroms in Ukraine now have disappeared in the black hole of an organized amnesia.
KEYWORDS : pogroms – Ukraine – OPA – Galicia – collaboration.
Delphine Bechtel est maître de conférences HDR à l’UFR d’Études germaniques de l’Université Paris IV Sorbonne et codirige le CIRCE – Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européenne. Elle est spécialiste de culture yiddish et juive allemande ainsi que centre-européenne et a notamment travaillé sur la multiculturalité et les relations interethniques en Galicie. Elle a publié en 2002 La Renaissance culturelle juive en Europe centrale et orientale 1897-1930, et coordonné en 2008 Les Villes multiculturelles en Europe centrale, aux éditions Belin.
Catherine COQUIO
Le texte évoque les différentes significations à donner à la notion d’«héritage» lorsqu’il s’agit de l’expérience du génocide, et le caractère ironique ou trouble de l’héritage de nature culturelle ici. Il s’interroge sur le travail de transmission lorsque le legs est celui des «bourreaux», en un moment où notre culture mémorielle se montre hantée par la figure du nazi cultivé, comme dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell (2006), qui construit en outre sa fiction autour de la figure du SS témoin du génocide, tout en se posant en héritier par sa dédicace aux «morts». Revenant sur les polémiques suscitées par ce livre, écartant l’idée d’une guerre à mener contre la fiction au profit des témoins, le texte replace le roman de Littell dans une histoire plus large, qui n’est pas seulement littéraire avec le précédent de Robert Merle, La Mort est mon métier (1952) ; il s’inscrit dans l’après-coup d’un schisme qui dépasse la littérature, et que l’historien Raul Hilberg a été le premier à assumer : sa reconstitution du génocide à partir des archives nazies transgressait l’ancien impératif juif d’effacer le visage d’«Amaleq». Ce schisme nous permet de penser la part de trahison que contient l’acte d’hériter, et le caractère d’invention de l’héritage lui-même.
MOTS-CLÉS : héritage – génocide – bourreaux – Jonathan Littell – fiction.
The text discusses the difference in meanings given to the notion of “heritage” when it deals with the experience of genocide, and the irony or disorder of this very heritage of cultural nature. It interrogates the work of transmission when the legacy is that of the “executors” in a moment when our memorial culture is haunted by the figure of the cultivated Nazi, as depicted in The Kindly One's by Jonathan Littell (2006), who constructs his fiction around the SS figure as a witness to the genocide, while placing himself as an inheritor through the dedication of his work to “the deceased”. Going back to the polemics raised by the book, while dismissing the idea of a war to be waged against fiction to the benefit of testimonials, the text places Littell’s novel in a much larger story which is not merely literary with the precedent of Robert Merle’s Death Is My Trade (1952). However, it also inscribes itself in the aftermath of a schism which goes beyond literature, one that historian Raul Hilberg was first to bear: his reconstruction of the genocide out of Nazi archives transgressed the ancient Jewish imperative to erase the face of “Amaleq”. This schism allows us to ponder over the share of betrayal within the act of inheritance as well as the very feature of invention of the heritage itself.
KEYWORDS: legacy – genocide – executors – Jonathan Littell – fiction.
Professeur de Littérature comparée à Paris VIII, membre de l’équipe «Littérature et histoire» et présidente d’Aircrige. Collectifs : Mécislas Golberg, passant de la pensée (1995) – Parler des camps, penser les génocides (1999) – L’Histoire trouée. Négation et témoignage (2003) – Retours du colonial? (2008) ; coéditions : La Question animale (2011 ) – Tsiganes, Nomades : un malentendu européen (2012) ; Livres : Rwanda. Le réel et les récits (2004) – Baudelaire, le «joujou» moderne et la «décadence»"(2006) – L’Enfant et le génocide (avec A. Kalisky, 2007) ; édition de Berthe Kayitesi, Demain ma vie. Enfants chefs de famille dans le Rwanda d’après (2009).
Anny DAYAN ROSENMAN
Les écrivains de ce qu’on appelle la génération d’après, ont su évoquer la souffrance héritée d’une histoire qu’ils n’ont pas vécue, en des œuvres où, pour dire la destruction, s’im¬posent des images de blanc, de vide, d’effacement et où se déploie un thème majeur qui est celui de l’enquête. Il s’agit pour eux de mettre en mots ce qui fut transmis de génération à génération dans le silence et la douleur. D’où l’enjeu vital d’une écriture qui tente d’exorciser la sidération qui a suivi la Catastrophe.
MOTS-CLÉS : transmission – trauma – deuil – silence – ghetto.
Writers of what has been called “the second generation” have managed to evoke the pain and suffering they inherited from a history they did not directly experience. In their writing, one can found the haunting marks of void, emptiness and erasure, as well as the major theme and pattern of investigation. To write is for them the only way to verbalize what has been passed on from one generation to the next, through silence and sorrow, and to try to exorcise the shattering legacy of the Catastrophe.
KEYWORDS : transmission – trauma – mourning – silence –ghetto.
Anny Dayan Rosenman est Maître de conférences en littérature à l’Université Paris VII-Denis Diderot. Elle est membre de la Commission Histoire de La Fondation pour la mémoire de la Shoah et du comité éditorial de La Revue d’histoire de la Shoah. Elle a publié des études critiques sur des écrivains et des cinéastes comme Vercors, Albert Memmi, Patrick Modiano, Romain Gary, Georges Perec, Marcel Ophüls, Claude Lanzmann ou encore Joseph Losey, ainsi que des ouvrages : La Guerre d’Algérie dans la mémoire et l’imaginaire (éd. en collaboration avec Lucette Valensi), Paris, Bouchène, 2004 ; Les Alphabets de la Shoah. Survivre. Témoigner. Écrire, Paris, CNRS éditions, 2007.
Rachel ERTEL
Dans ce chapitre, la littérature yiddish de l’anéantissement apparaît comme le lieu par excellence de la transmission du trauma et, partant, d’une réappropriation symbolique de l’humanité détruite, élaborée à travers le lien transgénérationnel.
MOTS CLÉS : littérature yiddish – transmission transgénérationnelle – shtetl – communauté.
In this chapter, the Yiddish literature of destruction is analysed as a specific cultural dimension of the trauma heritage and therefore as a dimension of the symbolic recovery of the ruined humaneness, elaborated through transgenerational links.
KEYWORDS : Yiddish literature – transgenerational transmission – shtetl – community.
Rachel Ertel est yiddishiste, traductrice et professeur à l’Université Paris VII, auteur d’Une maisonnette au bord de la Vistule (Albin Michel, 1984), Dans la langue de personne, poésie yiddish de l’anéantissement (Seuil, 1997), Le Trésor de la littérature yiddish (Laffont, 2008).
Luba JURGENSON
Dans ce chapitre, on se concentrera sur la notion de présent : présent du vécu, présent de l’écriture. La mise en tension de ces deux temps du témoignage permettra une réflexion à la fois sur l’organisation et la représentation du travail de mémoire au sein d’une œuvre de témoin – périodisation interne – et sur les mécanismes de transmission génération-nelle et sociétale à l’intérieur d’une culture : périodisation externe.
MOTS-CLÉS : Shoah – témoignage – transmission générationnelle – mémoire.
We shall in this chapter examine specially the concept of presentness relative to experience and writing. The analysis of the tension between these two temporalities of testimony permits to understand both the organisation and the repre-sentation of work of memory within witness literary texts. In terms of internal periodization – as well as the mechanisms of inter-generational and social transmission within a cultural process which corresponds to external periodization.
KEYWORDS : Holocaust – testimony – transgenerational transmission – memory.
Maître de conférences HDR à Paris-Sorbonne, membre de l’équipe CIRCE/CRECOB, membre associé du CRAL (EHESS), co-directrice du séminaire Récit, Fiction, Histoire (EHESS), co-directrice de la collection Poustiaki (Verdier), auteur de L’Expérience concentrationnaire est-elle indicible? (Le Rocher, 2003), Le Goulag en héritage (dir., en collaboration, Pétra, 2007), Création et tyrannie (Sulliver, 2012), maître d’œuvre de l’édition complète des Récits de la Kolyma de Varlam Chalamov (Verdier, 2003) et de Voyage au pays des Ze-Ka de Julius Margolin (Le Bruit du temps, 2010).
Charlotte LACOSTE
Tout écrivain de l’extermination est-il un héritier des témoins directs ? Non, rétorquent les témoins eux-mêmes. S’appuyant sur leurs récits et réflexions, la présente contribution s’attache à démontrer que rien n’est plus éloigné du projet testimonial que les romans prétendument documentaires qui, de La Mort est mon métier aux Bienveillantes, n’ont cessé d’occuper le devant de la scène littéraire et mémorielle en privilégiant le point de vue nazi pour narrer l’extermination.
MOTS-CLÉS : témoins – bourreaux – faux-témoignage – nazis – best-seller.
Is every writer on extermination an heir to the direct wi-tnesses? “No”, the witnesses themselves retort. The present paper, on the basis of their narratives and reflections, pur-ports to demonstrate that nothing is more different from the testimonial project than these allegedly documentary novels, which, from Death is my Trade to The Kindly Ones, have constantly been in the literary and memorial foreground by adopting the Nazis’ point of view on extermination.
KEYWORDS: witnesses – executioners – forged testimony – Nazis – best seller.
Charlotte Lacoste est docteur en Sciences du langage et Littérature comparée. Elle a enseigné la linguistique, la littérature comparée et la littérature française (XXe-XXIe siècle) dans diverses universités, dont l’Université de Lorraine, Paris Ouest Nanterre La Défense et Yale (États-Unis). Elle est l’auteur d’une vingtaine d’articles et d’un essai, Séductions du bourreau, Paris, PUF, 2010. Sa thèse, Le Témoignage comme genre littéraire en France de 1914 à nos jours, est en cours de publication.
Fransiska LOUWAGIE
L’article étudie les paramètres intra- et extralittéraires permettant d’appréhender l’histoire du témoignage de la Shoah et sa périodisation. Après une brève analyse de la littérature «post-Auschwitz», nous examinons les rapports diachroniques entre le témoignage et d’autres genres tels que l’autobiographie, le récit de voyage et le récit de vie sociologique. Ensuite, l’analyse se penche sur la question de la consécration littéraire du témoignage, en examinant d’une part les rapports de ce dernier aux catégories génettiennes de la littérarité constitutive et de la littérarité conditionnelle et, d’autre part, l’évolution des normes éthiques et esthétiques liées à la représentation de la Shoah en Europe et aux États-Unis. La dernière partie de l’article est consacrée aux interactions du témoignage avec son contexte socioculturel : ici nous interrogeons en particulier la position du corpus par rapport aux évolutions de la mémoire collective de la Shoah, ainsi que les déplacements génériques engendrés par le passage des témoins aux « héritiers ».
MOTS-CLÉS : témoignage – genre – littérarité – esthétique – mémoire collective – témoins de la deuxième génération.
The article discusses the intra- and extra-literary parameters which allow us to apprehend the history of Holocaust testimony and its periodization. After a brief analysis of “post-Auschwitz” literature, it focuses on the diachronic relationships between testimony and other genres such as autobiography, travel narratives and sociological life stories. Subsequently, the analysis deals with the question of the testimonies’ literary consecration, examining on the one hand their relationships to Genette’s categories of cons¬titutive literariness and conditional literariness, and in¬vestigating on the other hand the evolution of ethical and aesthetical norms associated with Holocaust representation in Europe and in the United States. The article’s final part studies the testimonies’ interactions with the socio-cultural context: notably, it examines the position of the corpus with regard to the evolutions of the collective memory of the Holocaust and offers an analysis of the generic changes engendered by the transition from the witnesses to their “successors”.
KEYWORDS : testimony – genre – literariness – aesthetics – collective memory – second generation witnesses.
Fransiska Louwagie est spécialiste de la littérature française d’après Auschwitz et maître de conférences à l’université de Leicester. Elle est auteur (dir. en collaboration) de La Bande dessinée dans l’orbe des guerres et des génocides du XXe siècle, Thematic Issue of Témoigner. Entre histoire et mémoire. Revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz, 109 (2011).
Philippe MESNARD
Aujourd’hui, nous atteignons un niveau élevé de connais-sance théorique du témoignage et de la mémoire socio-historique qui demande à être enrichi par une position critique. Par conséquent, ce texte propose de livrer une lecture critique de trois thèmes importants dans ce domaine : d’abord, le lien entre témoignage et biographie, ensuite, la périodisation en histoire, enfin, la question du récit et de la narration.
MOTS-CLÉS : témoignage – biographie – mémoire – histoire – narration.
Today, we reach a high theoretical point about testimony and socio-historical memory knowledge which needs to work with a critical position. Therefore, this paper purposes to give a critical interpretation about three main themes of this field: firstly, the link between testimony and biography; secondly, periodization in history; thirdly, the question of story and narrative.
KEYWORDS: testimony – biography – memory – history – narrative.
Philippe Mesnard est professeur de littérature à l’Université Blaise Pascal de Clermont-Ferrand, directeur de la Fondation Auschwitz de Bruxelles, directeur de programme au Collège international de philosophie, rédacteur en chef de "Témoigner entre histoire et mémoire", revue pluridisciplinaire de la fondation d’Auschwitz. Il est auteur de Consciences de la Shoah. Critique des discours et des representations (Kimé, 2000), La Victime écran. La representation humanitaire en question (Textuel, 2002), Témoignage en résistance (Stock, 2007), Primo Levi, le passage d’un témoin (Fayard, 2011) et éditeur de Des voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d’Auschwitz-Birkenau (en collaboration, Calmann-Levy-Fondation pour la Mémoire de la Shoah, 2005).
Pierre OUELLET
La périodisation de la littérature mémorielle, en rapport avec l’épicentre du séisme historique sans précédent que fut la Shoah, nous permet de parler d’abord d’une mémoire de la proximité, pour les témoins directs ou les victimes de l’Événement, relayée ensuite par une mémoire de la distance minimale, celle du témoin de témoins, puis non plus tant relayée que proprement réembrayée par une mémoire de l’éloignement, de l’intervalle, du reculé, dont le « point de vue » échappe à tout ancrage direct ou indirect dans les faits au profit d’un balayage complet du champ général dans lequel leurs effets se font toujours sentir avec force, même dans l’écart grandissant qui nous en sépare. Nous sommes entrés dans l’âge de la mémoire distale, qui « fonctionne à distance » et se « déploie loin du foyer qui l’a déclenchée ». Il y a sans doute une perte mémorielle liée à un tel éloignement, mais qui paradoxalement donne lieu à une expansion ou à un accroissement de la mémoire, à un élargissement de son horizon ou de son champ d’observation, dès lors plus vaste et plus libre, comme lorsqu’on parle de « prendre le large » plutôt qu’un simple « recul ». Voilà le paradoxe de la littérature mémorielle de notre temps, que le présent texte explore à travers deux exemples de fiction testimoniale provenant de deux auteurs nord-américains : Jerome Rothenberg et Catherine Mavrikakis.
MOTS-CLÉS : témoignage – fiction – littérature nord-américaine – mémoire.
With the periodization of the literature of memory, taken in relation to the epicenter of the unprecedented historical upheaval of the Holocaust, we can speak first of all of a memory of proximity for the direct witnesses or victims of the Event, subsequently relayed by a memory of minimum distance, that of the witnesses of witnesses, and then no longer relayed so much as rekindled by a memory of dis¬tance, interval and removal, whose “point of view” avoids direct or indirect setting in the events in favour of a wide sweep of the overall field in which their effects are still strongly felt, even in the widening gap that separates us. We have entered the age of distal memory, memory that “works at a distance” and “deploys far from the place it was triggered”. This distance undoubtedly implies memo¬rial loss, yet, paradoxically, it gives rise to an expansion or an increase of memory, a widening of its horizon or field of observation, henceforth more vast and freer, as when we speak of “heading off” rather than “withdrawing”. This is the paradox of the literature of memory of our time, which this paper explores through two examples of testimonial fiction from two North American authors: Jerome Rothenberg and Catherine Mavrikakis.
KEYWORDS : testimony – fiction – Nord-American literature – memory.
Pierre Ouellet est titulaire de la chaire de recherche du Canada en esthétique et poétique à l’Université du Québec à Montréal. Il est membre de la Société Royale du Canada et de l’Académie des lettres du Québec. Chercheur et écrivain, il a publié une quarantaine de livres et de nombreux articles. Il a reçu le prix du Gouverneur général dans la catégorie essai pour À force de voir, en 2005, et Hors-temps, en 2008, le prix du Festival international de poésie de Trois-Rivières pour Dépositions, en 2007, et le prix du roman de l’Académie des lettres du Québec pour Légende dorée, en 1998. Il est directeur de la revue Les Écrits. Parmi ses derniers essais : Testaments. Le témoignage et le sacré (Montréal, Liber, 2012) et Sacrifiction. Sacralisation et profanation dans l’art et la littérature (Montréal, VLB éditeur, 2012).
Alexandre PRSTOJEVIC
Le texte analyse l’évolution que l’on observe dans la littérature de la Shoah et distingue trois grandes étapes : de l’immédiat après-guerre jusqu’aux années 60, du procès Eichmann à la fin des années 70, enfin, une troisième pé-riode dominée par les écrivains des générations de l’après-guerre. En ce sens, on peut affirmer qu’il y a un passage des témoins aux héritiers. Cette transmission a été facilitée par l’évolution qu’on peut observer dans le domaine de l’historiographie de la Shoah ou de la culture au sens large du terme.
MOTS CLÉS : périodisation – historiographie – transmission –interdisciplinarité
The text analyses the evolution that exists in the literature of Holocaust and distinguishes three main phases: from the end of the World War II to the sixties, from the Eichmann trial to the end of seventies and a third period dominated by writers of post-war generations. In this meaning, we can note a transmission from the witnesses to the heirs. This transmission has been made possible by the evolution we can notice in the historiography of Holocaust, or even in the culture in a more general sense.
KEYWORDS: periodization – historiography – transmission – interdisciplinarity.
Alexandre Prstojevic est maître de conférences en littérature serbo-croate à l’INALCO, membre du CRAL (EHESS), co-directeur du séminaire Récit, Fiction, Histoire (EHESS) et rédacteur en chef de la revue en ligne Vox poetica. Il est l’auteur de Le Roman face à l’histoire (L’Harmattan, 2005) et de Raconter l’Histoire (L’Improviste, 2009).
Michael RINN
Cet article s’interroge sur l’articulation d’une poétique de la véhémence dans les récits du génocide. L’œuvre majeure intitulée Le Sang du ciel (1961) de Piotr Rawicz, un survivant des camps, permet de reconnaître la rencontre impossible entre écriture littéraire et vérité historique. Nous montrerons comment cette prise de conscience s’inscrit dans un scéna¬rio pathique qui se déploie en trois temps : 1. L’énonciateur manifeste son indignation contre la procédure d’anéantissement dont il fait l’objet, lui et les autres déportés. 2. Le lecteur est déchiré entre l’empathie pour le narrateur et son rejet. 3. La poétique de la véhémence vise l’adhésion du lecteur aux émotions éprouvées par le narrateur. Nous montrerons comment le Sang du ciel emprunte, par moments, au registre du pathos, indiquant ainsi le fonctionnement de la manipulation du lecteur par le sublime. Cependant, il puise davantage dans l’ironie, figure du discours qui tisse un dialogue complexe et incertain entre le narrateur et le lecteur. La poétique de la véhémence ouvre ainsi un espace de négociation sur la doxa discursive de la littérature du génocide.
MOTS CLÉS : poétique de la véhémence – pathos – émotions – sublime – survivant – génocide – ironie.
This paper tries to understand how the poetics of emotions are used in Holocaust narratives. In Piotr Rawicz’s Blood of the Sky (1961 ; 2005), a survivor of the camps, one can recognize the conflict between literature and historical truth. We will show how the cognitive procedure follows an emotional scenario: 1. The narrator expresses his outrage over the genocidal process of destruction he and the other deportees are enduring. 2. The reader is divided over empathy for the narrator or his rejection. 3. The poetics of emotions tries to share the affects between the narrator and the reader for a better mutual understanding. We will show how Blood of the sky manipulates pathos to demonstrate the abuse of the sublime. But Rawicz’s novel illustrates first the complexity of irony that defines the relationship between the narrator and the reader. Finally, we like to show how the poetics of emotions underline the discursive framework of the contemporary Holocaust literature.
KEYWORDS : poetics of emotions – sublime – survivor – genocide – irony.
Michael Rinn est professeur en sciences du langage à l’Université de Bretagne Occidentale. Agrégé en lettres, docteur en linguistique, il mène des recherches sur les discours de l’extrême contemporain ainsi que sur les discours convaincants, dont les campagnes de prévention contre le sida. Aujourd’hui, il participe à la conceptualisation d’une sémiologie de l’Internet. Il est auteur de Les Récits du génocide. Sémiotique de l’indicible (Delachaux et Niestlé, 1998) et Les Discours sociaux contre le sida. Rhétorique de la communication publique (Bruxelles, De Boeck Université, 2002).
Régine ROBIN
Cet article envisage les difficultés actuelles de la transmission et les voies nouvelles qu’il faut considérer pour empêcher que des commémorations stériles ne se transforment en oubli.
MOTS-CLÉS : commémoration – postmémoire – oubli – transmission du traumatisme – kitsch.
This paper deals with the difficulties of the transmission of memory and the possible new discourses or fictions to pre-vent commemoration to pave the way to oblivion.
KEYWORDS: commemoration –postmemory – oblivion – transmission of trauma – kitsch.
Régine Robin est écrivain, traductrice, historienne et sociologue. Professeur de sociologie à l’Université du Québec à Montréal, elle a contribué au développement de l’approche sociologique en littérature. Elle a abordé la postérité de la Shoah à la fois en tant que chercheuse et en tant que témoin. Elle est auteur de L’Immense fatigue des pierres (Montréal, XYZ, 2001), Berlin Chantiers (Stock, 2001), La Mémoire saturée (Stock, 2003), Cybermigrances : Traversées fugitives (Montréal, VLB, 2004) et Mégapolis : les derniers pas du flâneur (Stock, 2009).
Frédéric ROUSSEAU
Des actes, des statuts, des comportements, des conditions, des situations, sont non seulement de plus en plus comparés mais encore placés sur un même plan ; c’est ainsi que der¬rière la comparaison pointe souvent, trop souvent, le relativisme. Ce courant qui depuis plusieurs années traverse particulièrement les travaux de nombreux historiens et de quelques autres spécialistes de l’histoire tragique du XXe siècle sévit en réalité bien au-delà de la sphère scientifique, notamment dans le journalisme, l’expression artistique (ci-néma, écriture, dessin), l’action et la manifestation politiques, et l’historiographie. Amalgames et assimilations grossiers d’actes pourtant de nature différente, transpositions indues et anachroniques d’une période et d’une situation historique à une autre, lissages stupéfiants des différences de statut social accompagné généralement d’un effacement pur et simple des situations de domination, emploi extensif et réemplois en boucle de notions molles et non critiquées, dénonciation calomnieuse des témoins, créent au final la plus grande confusion et aboutissent à une perte de sens rendant les événements les plus marquants du XXe siècle (guerres mondiales, stalinisme, génocides, etc.) non seulement incompréhensibles, mais intransmissibles. En fait, cette ère qui voit dominer les impensés autour d’un faux consensus témoigne d’une mise à distance et de la ruine véritables du politique dans le champ scientifique.
MOTS-CLÉS : relativisme – historiographie – témoignage – Première Guerre mondiale – Shoah.
Different actions, status, behaviours, conditions, situations are more and more compared but also given in the same terms: that is relativism. This trend can be particularly discovered in historiography but some others specialists of the tragic Twentieth century, and beyond this field, jour-nalists, artists, and politicians use it. The relativism has many bad consequences such as the amalgamation of dif¬ferent actions, the anachronism, the erasure of all the dif¬ferences of social status and situations of domination, uses of “soft notion” without any looking at critical, denuncia¬tion of witnesses, the whole lot give confusion; the deep sense of the greatest events of our century is lost and it becomes more and more difficult to teach them. In the end, the relativism indicates the disappearance of Politics in scientific field.
KEYWORDS : relativism – Historiography – Testimonies – WWI – Holocaust.
Frédéric Rousseau est spécialiste de la Première Guerre mondiale et professeur d’histoire contemporaine française à l’Université Paul Valéry de Montpellier où il dirige, depuis le 1er janvier 2009, le Centre de Recherches interdisciplinaires en sciences humaines et sociales. Il est auteur de La Guerre censurée. Une histoire de combattants européens (Seuil, 1999, rééd. Points Seuils, 2003), Le Cri d’une génération (Privat, 2001), Le Procès des témoins de la Grande Guerre : L’Affaire Norton Cru (Seuil, 2003), La Grande Guerre : En tant qu’expériences sociales (Ellipses, 2006) et L’Enfant juif de Varsovie : Histoire d’une photographie (Seuil, 2009).
Clara ROYER
Malgré le tabou imposé sur la «question juive» dans la Hongrie de Kádár, un voile se lève sur l’extermination juive dans les années 1970 alors qu’émerge une nouvelle génération d’écrivains qui l’ont vécue enfants et adolescents. La parution en 1974 du roman de Mária Ember, Virage en épingle à cheveux, inspiré de sa propre déportation en Autriche, suscite un dialogue entre fiction et histoire, mais aussi entre intellectuels juifs et non juifs. Par son travail en archives, inédit alors parmi les historiens hongrois, Ember invitait à un retour réflexif et éthique sur l’histoire de l’assimilation des Juifs hongrois.
MOTS-CLÉS : assimilation des Juifs – déportation – Hongrie – fiction – histoire.
In spite of the iron silence weighing on the “Jewish question” in Kádárist Hungary, the 1970s witnessed the coming of a new generation of Jewish writers who had survived the Holocaust as children and young adults. In the wake of Mária Ember’s 1974 Hairpin Bend, written after her own experience as a Jewish deportee in Austria, a dialogue between fiction and history started unfolding, that encompassed Jewish as well as non-Jewish intellectuals. As she undertook a work still to be made by contemporary historians, Ember was making a call for an ethical reassessment of the history of Jewish assimilation in Hungary.
KEYWORDS: Jewish assimilation – deportation – Hungary – fiction – history.
Clara Royer est maître de conférences à l’Université Paris IV-Sorbonne au département d’Études centre-européennes. Elle est l’auteur du Royaume littéraire. Quêtes d’identité d’une génération d’écrivains juifs de l’entre-deux-guerres. Hongrie, Slovaquie, Transylvanie (Honoré Champion, 2011).
Susan Rubin SULEIMAN
L’immense succès d’édition des Bienveillantes (2006) est bien connu. Ce roman a suscité des débats critiques passionnés, en France et ailleurs, à cause du statut problématique de son narrateur, Max Aue, un ex-Nazi qui raconte avec une grande exactitude historique les atrocités commises par les Allemands pendant la Deuxième Guerre mondiale. Quelle perspective et quelle « voix » le narrateur-protagoniste représente-t-il, et quelles réactions suscite-t-il chez les lecteurs ? Je tente de répondre à cette question en me servant du concept de performance, tel qu’il a été élaboré après les travaux de J.L. Austin. Selon cette perspective, Aue joue un rôle de témoin historique fiable, statut paradoxal pour un personnage de fiction ; mais le paradoxe disparaît si l’on attribue le récit historique à l’auteur qui se tient derrière le personnage. Le jugement positif ou négatif du lecteur dépendra de son évaluation de la performance de l’auteur, dans son aspect à la fois esthétique et éthique. Il existe une éthique de la lecture aussi bien que de l’écriture, que les critiques feraient bien de reconnaître.
MOTS-CLÉS : Littell, Jonathan – Les Bienveillantes – Littérature de la Shoah – éthique de la fiction – performance.
The enormous success of Jonathan Littell’s The Kindly Ones (2006) is well-known. This novel has provoked passionate debates in France and elsewhere, because of the problematic status of its narrator, Max Aue, an ex-Nazi who recounts with historical exactitude the atrocities committed by the Germans during the Second World War. What perspective and what « voice » does the narrator-protagoniste represent, and what reactions does he elicit in the reader ? I reply to this question by means of the concept of performance, as it has been elaborated after the work of J.L. Austin. In this perspective, Aue performs the role of a reliable historical witness, a paradoxical status for a fictional character; but the paradox disappears if we attribute the historical nar¬ration to the author behind the character. The reader’s positive or negative judgment of the work will depend on his or her evaluation of the author’s performance, both in its ethical and aesthetic aspects. There exists an ethics of reading as well as an ethics of writing, which critics would do well to recognize.
KEYWORDS : Littell, Jonathan – The Kindly Ones – Holocaust literature – ethics of fiction – performance.
Susan Rubin Suleiman est professeure de littérature française et de littérature comparée à Harvard University. Auteur de nombreux ouvrages et d’articles sur la littérature et l’histoire modernes, certains ont été publiés en France : Le Roman à thèse ou l’autorité fictive (1983), Retours : Journal de Budapest (1999), et Crises de mémoire: récits individuels et collectifs de la Deuxième Guerre mondiale (2012). Ses articles ont paru dans Le Monde, Poétique, Critique, Les Cahiers naturalistes et d’autres journaux et revues. Parmi les honneurs qui lui ont été décernés figure celui d’Officier des Palmes Académiques.
Régine WAINTRATER
Dans ce chapitre, on examinera le processus de mélancolisation tel qu’il se manifeste dans l’œuvre de l’écrivain-survivant de la Shoah, Jean Améry. La mélancolisation de la pensée provient de l’impossibilité de faire le deuil et de composer avec la perte. Chez Jean Améry, le refus de faire la paix avec les événements qui ont infléchi sa vie, se double d’un refus du temps qui passe. L’écriture, au lieu de lui fournir un étayage, devient l’instrument même de sa destruction, car tout entière dominée par la pulsion de mort, qu’aucun lien ne parvient à tempérer, jusqu’à son suicide.
MOTS-CLÉS : Jean Améry – Shoah – écriture – deuil – mélancolisation de la pensée – pulsion de mort.
In this chapter we shall examine the process of melancho-lisation such as it appears in the work of the writer Jean Amery, survivor of the Shoah. The melancholisation of thought originates from the impossibility to mourn and come to terms with loss. Jean Amery’s refusal to make peace with the events which had changed the course of his life is coupled with a denial of the passage of time. Instead of providing a support, writing became the very instrument of his destruction – being so entirely dominated by the death instinct, that no links managed to restrain, to the point of his suicide.
KEYWORDS: Jean Améry – Shoah – writing – mourning – melancholisation of thought – death instinct.
Régine Waintrater est psychanalyste et maître de conférences à Paris VII, auteur de Sortir du génocide, témoignage et survivance (Payot, 2003) et Les Mots du génocide (en collaboration, MetisPresse, 2011).