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Annihilation

Explorer la Zone et son dangereux inconnu, explorer le pouvoir des mots et du récit.

Traduite en français début 2016 par Gilles Goulet chez Au Diable Vauvert, « Annihilation » est le premier volume de la « Trilogie du Rempart Sud », publiée en trois tomes aux États-Unis, tous trois au cours de l’année 2014. Première incursion hors de l’extraordinaire univers d’Ambregris de « La cité des saints et des fous » (« Shriek » et « Finch », non traduits en français, y prenaient place) depuis « Veniss Underground » (2003, non traduit en français), ce roman avait su engendrer de significatives attentes, durant ces années où Jeff VanderMeer animait, anthologiste et conférencier, l’émergence du « New Weird » comme un phénomène littéraire réellement important de ce début de XXIème siècle.

La tour, qui n’était pas censée être là, s’enfonce sous terre tout près de l’endroit où la forêt de pins noirs commence à abandonner le terrain au marécage, puis aux marais avec leurs roseaux et leurs arbres rendus noueux par le vent. Derrière les marais et les canaux naturels, se trouve l’océan et, un peu plus bas sur la côte, un phare abandonné. Toute cette région était désertée depuis des décennies, pour des raisons qui ne sont pas faciles à raconter. Notre expédition était la première à entrer dans la Zone X depuis plus de deux ans et la majeure partie de l’équipement de nos prédécesseurs avait rouillé, leurs tentes et leurs abris ne protégeant plus de grand-chose. En regardant ce paysage paisible, je ne pense pas qu’aucune d’entre nous n’en voyait encore la menace. (…)

Arrivées au camp, nous nous sommes mises à remplacer le matériel obsolète ou endommagé par celui que nous avions apporté. Nous avons aussi planté nos propres tentes. Nous reconstruirions les abris plus tard, une fois sûres que la Zone X ne nous avait pas affectées. Les membres de l’expédition précédente avaient fini par s’éclipser, l’un après l’autre. Au fil du temps, ils avaient retrouvé leur famille, si bien qu’ils n’avaient pas disparu à proprement parler. Ils avaient simplement cessé d’être présents dans la Zone X pour réapparaître par des moyens inconnus dans le monde de l’autre côté de la frontière. Sans pouvoir donner le moindre détail sur ce voyage. Ce transfert avait pris place sur une période de dix-huit mois et ne s’étaient pas produits avec les expéditions antérieures. Mais il existait d’autres phénomènes capables eux aussi de conduire à « une dissolution prématurée des expéditions », comme disaient nos supérieurs, aussi devions-nous tester notre résistance à cet endroit.

Une géomètre, une anthropologue, une biologiste et une psychologue composent une expédition, la douzième, dans la Zone X, bizarrerie physique et écologique, apparue suite à on ne sait trop (et en tout cas, les membres de l’expédition ne le savent guère) quelle catastrophe passée. Territoire revenu plus ou moins brutalement à l’état de nature (Jeff VanderMeer s’est énormément inspiré, pour lui donner sa texture et sa saveur, du parc naturel de St. Marks, au nord-ouest de la Floride, territoire qu’il a arpenté en long et en large au cours de très nombreuses randonnées), où l’on sait que des choses bizarres se passent, sans que l’expérience accumulée par les diverses expéditions jusque là ne parvienne à donner une idée claire de ce dont ils s’agit au juste, la Zone inquiète, perturbe et semble devoir justifier moult précautions et une intense paranoïa, ce dont la narratrice – la biologiste – se fait incidemment plus que l’écho, parfaitement honnête dans l’absence presque totale de fiabilité que l’on subodore dès les premières pages, alors qu’elle résume le peu d’informations solides confiées par leurs supérieurs, et qu’elle commence à raconter.

Je continuais à observer l’animal à la jumelle, et plus il approchait, plus sa face devenait étrange. On l’aurait dite crispée sous l’effet d’un prodigieux tourment intérieur. Si ni sa gueule ni sa longue et large face ne présentaient de caractéristiques inhabituelles, j’avais malgré tout l’impression saisissante  d’une présence dans la manière dont son regard semblait tourné vers l’intérieur et sa tête délibérément tirée vers la gauche comme par une bride invisible. Dans ses yeux a pétillé une espèce d’électricité que je n’ai pu croire réelle. Je me suis dit que ce devait être le résultat dans les jumelles du léger tremblement apparu dans mes mains.

Livrés pieds et poings liés, par la grâce d’une écriture qui sait se faire tour à tour subtilement diffuse ou curieusement acérée, à une atmosphère qui associe comme fort rarement le banal et l’inquiétant, le peut-être normal et le potentiellement pathologique, par une infinité de petites touches suggérant glissement progressif et emballement inexorable au cœur des mots et des phrases, lectrices et lecteurs songeront inévitablement à une autre zone réputée pleine de dangers incompréhensibles et de récompenses inimaginables, celle du « Stalker » d’Arkadi et Boris Strougatsky (et, extraordinaire aussi, d’Andreï Tarkovski au cinéma), ou à une autre « île déserte » qui ne l’est peut-être pas vraiment, celle de la série « Lost » de J.J . Abrams, Jeffrey Lieber et Damon Lindelof (tout particulièrement lorsqu’un sanglier apparaîtra). Ils déambuleront avec la narratrice parmi des paysages somptueux, silencieux, et lourds de menaces impossibles à appréhender, comme dans le jeu « Myst » de Robyn et Rand Miller, et auront même parfois ce curieux sentiment d’être observés que rendait sourdement le « Predator » de John McTiernan, ou même de deviner l’impensable comme le héros de « La peau froide » d’Albert Sanchez Piñol (tout particulièrement lorsque le phare, connu au préalable de l’expédition, devra être à son tour exploré).

Je dissimulais désormais non pas un, mais deux secrets, ce qui voulait dire que progressivement, irrévocablement, je prenais mes distances avec cette expédition comme avec ses buts.

Certaines particularités de la technique narrative utilisée, des rapports de dissimulation, de théâtre psychologique et de compulsion nécessaire existant entre les membres de l’expédition (« Elle pensait sans doute comme moi : nous avions le choix, à présent. Nous pouvions accepter ou non son explication de la disparition de l’anthropologue. ») pourront même évoquer avec force les caractéristiques englobantes et puissamment immersives des jeux de rôle dit narratifs (pour en savoir plus, on consultera avec profit ce blog). Même lorsque la narratrice découvre, peu à peu – ou croit découvrir, le sait-on ? – des choses qu’ailleurs l’on qualifierait d’indicibles -, tout reste ici question d’atmosphère, de déliquescence et d’affûtage simultanés des perceptions, véhiculés par un langage qui ne dort jamais – ce qui est suffisamment relativement rare en science-fiction ou en fantasy (mais l’est-ce vraiment davantage qu’en littérature dite générale, nous oblige à nous demander la loi de Sturgeon) pour mériter d’être souligné :

Même si aucune menace ne s’était fait jour, il semblait important d’éliminer le moindre instant de silence possible. (…)

Que ce nous que avions vu en dessous puisse coexister avec cette banalité nous déconcertait. (…)

Fouiller encore et toujours la même zone autour de la tour a fini par devenir pathologique, mais pendant près d’une heure, nous avons été incapables de nous arrêter. (…)

Je me suis méfiée de cette impression. Je sentais qu’on me mentait de bien des manières. (…)

Mais autre chose en lui, ou peut-être seulement l’étrange manière dont la poussière encadrait son visage, m’a fait penser qu’il était le gardien du phare. Ou peut-être avais-je déjà passé trop de temps dans cet endroit : mon esprit cherchait une réponse même aux questions les plus simples. (…)

Lentement, l’histoire de l’exploration de la Zone X pouvait être considérée comme se transformant en Zone X. (…)

Connaître aussi intimement la signification des mots pouvait être trop pesant pour n’importe qui, je m’en aperçois, maintenant.

« Annihilation » nous propose un singulier voyage, l’apprentissage patient et filtré d’une réalité résolument autre, sans que nous ne parvenions, pas plus que les protagonistes, à mettre le doigt sur ce qui cloche – au point que même les manifestations physiques apparemment les plus indiscutables en deviennent soupçonnables.

Il faut que vous compreniez ce que je ressentais à ce moment-là, ce que la géomètre devait sûrement ressentir : nous étions des scientifiques, formées à l’observation des phénomènes naturels et des conséquences des activités humaines. Pas à une rencontre avec ce qui ressemblait à l’étrange.

C’est que cette exploration, ce dénoyautage, cet enfouissement, qui évoque aussi la terrifiante ordinarité surnaturelle de « La maison des feuilles » de Mark Z. Danielewski, est avant tout une exploration de mots, de phrases, de récits, et de narrations. La multiplication des supports, des rapports, des lettres, des récits de récits, des remémorations et des interprétations de fragments langagiers jamais aussi immédiats qu’ils ne le semblent : cette exploration de l’étrangeté radicale dissimulée en permanence dans le peut-être anodin est aussi, déjà, une exploration du pouvoir du mot et de la littérature. Je ne saurai dire à quel point, peut-être sous l’effet de quelque suggestion post-hypnotique, j’ai hâte désormais de lire la suite de cette trilogie.

Là où gît le fruit étrangleur venu de la main du pécheur je ferai apparaître les semences des morts pour les partager avec les vers qui se rassemblent dans les ténèbres et cernent le monde du pouvoir de leurs vies…

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Un chant de pierre

Le songeur protocole de fer d’une guerre civile imaginaire et révélatrice.

Publié en 1997, traduit en français en 2016 par Anne-Sylvie Homassel chez L’Œil d’Or, le neuvième roman « mainstream » de Iain Banks tranche, de son aveu même, avec le reste de son œuvre, achevée par la mort de l’auteur en 2013 avec douze romans dits de science-fiction (signés Iain M. Banks) et quinze romans dits de littérature générale (signés simplement Iain Banks).

Comme l’auteur le racontait dans un entretien avec John Brown pour Scottish TV, l’année de la sortie, cette transposition dans une atmosphère « ouest-européenne » d’un contexte de guerre civile et de déliquescence étatique que la lectrice ou le lecteur aurait plus volontiers associé, via la profusion d’images télévisées, au Liban, à l’ex-Yougoslavie, au Rwanda, voire désormais à la Côte d’Ivoire ou à la Libye, est en fait née d’un poème écrit par Iain Banks quelques années auparavant, long poème narratif qui contenait déjà presque toute l’intrigue cruelle d’ « Un chant de pierre ». Cette lointaine origine poétique est ici déterminante, car – comme avec « Efroyabl Ange1 » dans le champ directement science-fictif -, le langage est ici l’un des enjeux-clé du roman, à la fois objet d’une lutte qui ne s’avoue pas et révélateur d’une terrible réalité sous-jacente.

Autour de nous, nos compagnons de débâcle piétinent la route grasse de boue en marmonnant. Nous sommes, ou nous étions, un flot d’humanité, une hémorragie de bannis, artérielle et vive dans ce paysage paisible ; pourtant quelque chose désormais nous retient. Le vent retombe de nouveau et, lorsqu’il se retire, je flaire la sueur des corps sales et le fumet des deux chevaux qui tirent notre berline improvisée.
Tu lèves la main derrière moi et me prends le coude, que tes doigts serrent.
Je me retourne vers toi et chasse de ton front une mèche de cheveux d’un noir de jais. Autour de toi sont entassés les sacs et coffres que nous avons songé à emporter, remplis de tout ce qui, pensions-nous, pouvait nous servir sans induire d’autres en tentation. Quelques objets de prix sont cachés dans le chariot et sous son armature. Tu es restée assise, dos à moi dans cette voiture découverte, regardant vers l’arrière, t’efforçant peut-être de distinguer la maison que nous avons quittée ; à présent, cependant, tu pivotes sur le siège et essaies de voir au-delà de mon corps, un pli soucieux troublant l’expression de ton visage comme un défaut dans un front de marbre.
— Je ne sais pas pourquoi nous nous sommes arrêtés, te dis-je. (…)

La fumée devant nous est maintenant plus proche et plus épaisse. Je songe qu’une âme plus possessive, moins protectrice que la mienne aurait, ce matin, incendié le château avant notre départ. Mais je n’ai pas pu. Sans doute, nous aurions eu quelque plaisir à priver ceux qui nous menacent de cette récompense mal acquise ; malgré tout, je n’ai pas pu.

Aristocrate fuyant avec sa compagne le piège et l’abcès de fixation que semble être devenu leur château décati, le narrateur est l’un des plus étonnants jamais mis au jour par Iain Banks, qui pourtant a été souvent – ou sera par la suite – redoutable en la matière. Tout au long de ces 210 pages, c’est par lui  et par sa langue – que l’auteur a voulue « satisfaite d’elle-même » et « utilisée au fond comme une arme dans une guerre de classes » – que, de moins en moins subtilement distordue, la réalité de ce qui se produit ici nous parvient. Il y a quelque chose de la perversité s’affirmant candide des « Mémoires posthumes de Brás Cubas » de Joaquim Maria Machado de Assis – et c’est une belle prouesse de la traductrice que d’avoir su rendre à la perfection le jeu mortel du narrateur dans le maniement des niveaux de langue, dans l’usage des armes de la préciosité et de l’ellipse, précisément  – dans ce récit d’une rencontre, sur le chemin de la débâcle, avec une unité irrégulière disparate, ex-militaires hâtivement reconvertis en semi-pillards organisés sous l’égide du Lieutenant, forçant le noble couple formé par Abel et Morgan à revenir les accompagner à leur château, à leur en fournir les clés, puis à rendre les services d’éclaireurs familiers du terrain local lorsqu’il s’agit de se débarrasser d’une autre bande voisine, tout en assistant au spectacle de la mise à sac des trésors de famille.

Puis, au-delà de la fumée, des flammes et du toit incliné de la camionnette, là où la galerie s’est détachée, répandant sacs, fûts et caisses sur l’herbe rêche et les buissons faméliques, quelque chose remue.
C’est là que nous est apparue pour la première fois le lieutenant, se dressant par-delà les flammes amples et sanglantes de l’accident ; son visage tremblait dans la chaleur ascendante comme en une eau partagée : un roc qui trouble le courant. (…)

Le lieutenant donne aux soldats dans les camions des ordres que je n’entends pas puis prends place dans la jeep, au volant. Le type assis près d’elle tient un tube d’un mètre cinquante de long environ, couleur olive, gros comme un tuyau de canalisation. Un lance-roquettes, me dis-je. Je m’installe comme je peux à l’arrière, coincé entre le trépied de la mitrailleuse et un soldat pâle et gras qui sent le renard mort depuis une semaine. Derrière nous, sur le rebord arrière de la jeep, un quatrième soldat est accroupi, qui soutient la lourde mitrailleuse. (…)

— Quoi qu’il en soit, nous resterons.
— Et si l’on nous attaque avec des blindés ?
— Dans ce cas nous partirions.
Elle boit un peu de champagne qu’elle fait tourner un moment dans sa bouche avant de l’avaler.
— Abel, sachez cependant que les blindés se font rares de nos jours par ici, de même que ce qui ressemble de près ou de loin à une armée organisée, rebelles ou autres. La situation est particulièrement instable, après toute cette mobilisation, ces mouvements de troupe, cette usure et (elle esquisse un geste de la main, aérien)…Cette déroute généralisée, j’imagine.
Elle penche la tête sur le côté.
— Abel, quand avez-vous vu un tank pour la dernière fois ? Ou un avion, ou un hélicoptère ?
Je réfléchis quelques secondes puis hoche la tête, acquiesçant.

On ne dévoilera certainement pas la manière dont évolue cette confrontation plus ou moins feutrée, ce mélange détonant de « Château d’Argol » et de « Balcon en forêt » qui, torturant les codes gracquiens en y introduisant un soupçon néo-gothique détourné (dont on pourrait trouver un écho aussi dans le récent « Notre château » d’Emmanuel Régniez) , ferait sentir de bout en bout à la lectrice ou au lecteur, dans les fioritures du narrateur comme dans ses silences révélateurs, que, à tout moment, les choses peuvent vraiment mal tourner. Si l’on retrouve ici, bien présents, certains des thèmes chers à l’auteur, et notamment ce passé toujours à découvrir qui hante résolument le présent, et qui ne découvre que progressivement toute l’ampleur des dégâts, qu’elle ait été ignorée du narrateur ou qu’il ait voulu la cacher le plus longtemps possible au lecteur, « Un chant de pierre », de l’aveu de Iain Banks lui-même, prend place parmi ses romans les plus « méchants », aux côtés du « Seigneur des Guêpes » (1984) ou de « Un homme de glace » (1993), par opposition à ses romans les plus « sympathiques », tels « The Crow Road » (1992), « Espedair Street » (1987) ou « Whit » (1995).

Du geste, elle désigne les alentours.
— Et j’ai toujours eu un faible pour les châteaux. Vous pourrez me faire faire une visite guidée, si vous voulez. Enfin, soyons francs : si je veux. Et tel est le cas. Ça ne vous ennuie pas, Abel, n’est-ce pas ? Non, bien sûr que non. Ça vous fera le plus grand plaisir à vous aussi. Vous devez avoir des tas d’histoires merveilleuses à me raconter sur ces lieux : ancêtres fascinants, visiteurs de marque, anecdotes excitantes, legs exotiques de terres lointaines… Ah ! Et si ça se trouve, vous avez même un fantôme !
Elle se rassied ; la fourchette dans sa main virevolte, une baguette magique.
— Est-ce le cas, Abel ? Avez-vous un fantôme en ces murs ?
Je me rassieds.
— Pas encore.
Elle s’esclaffe.
— Ah, nous y voici. Ce qui vous est vraiment cher n’intéressait pas les pillards. Les lieux eux-mêmes, leur histoire, la bibliothèque, les tapisseries, les coffres anciens, les vieux costumes, les statues, les immenses et lugubres tableaux… rien de tout cela n’a été détruit, à quelques babioles près. Vous pourriez peut-être, tant que nous sommes au château, inculquer quelque éducation à mes hommes, leur donner le goût des belles choses. Rien qu’en vous parlant, j’ai déjà aiguisé ma perception esthétique, j’en suis sûre.
Elle repose la fourchette sur le plateau d’argent, avec bruit.
— Vous comprenez, le problème, il est là : les gens comme moi, on a tellement peu l’occasion de parler à des gens comme vous, de passer du temps dans des endroits comme celui-ci.
Je hoche lentement la tête.

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Le ton parfois délibérément lyrique du narrateur Abel donne volontiers par moments à « Un chant de pierre » l’allure déconcertante d’un creuset cosmique, d’un vrai-faux huis clos dans lequel les éléments naturels seraient venus s’incarner, apportant leur touche d’éternité impavide à la déliquescence ambiante, dans une hallucinante scène de chasse, dans une rêverie noire au bord de l’eau, ou dans une communion délétère avec les éléments naturels.

J’ouvre l’une des meurtrières qui donnent sur les douves et lance les oiseaux ; ils tombent. Je soulève les poissons et les rends à l’élément liquide ; ils flottent. C’est, j’imagine, la révélation de l’élément supplémentaire : la vitalité que l’on trouve dans les êtres vivants, ingrédient supérieur et qui donne l’impression que le feu, l’air, la terre et l’eau sont plus proches les uns des autres que de ce composant-là.

Plus que jamais, Iain Banks aime à viser au moins trois ou quatre cibles différentes avec la même pierre, et à toutes les atteindre par un parcours complexe de ricochets rusés, sous la simplicité apparente du conte gris ou noir. Fable philosophique d’un moment de bascule où les rambardes du contrôle tremblent et s’effondrent, fable politique d’une inversion brutale des rapports de force, fable érotique d’un désir cruel qui s’avance désormais crûment, fable sociale d’une déliquescence des élites que le discours tente désespérément de masquer sous le raffinement, « Un chant de pierre » frappe la lectrice ou le lecteur de tous côtés, l’enserrant dans une danse macabre et perverse, dans un carnaval hésitant entre jouissance échevelée mais sans danger et  « Jour des Fous » furieusement revanchard. On comprend à l’issue du parcours que l’auteur l’ait considérée comme l’une de ses œuvres les plus atypiques, et l’une de celles auxquelles il fut le plus attaché.

Sans doute devrais-je entreprendre quelque chose de plus dynamique, m’affirmer : m’enfuir, essayer d’acheter le silence des soldats restés au château, organiser la résistance de la domesticité, fomenter une révolte des réfugiés… Mais je crains de ne pas avoir le tempérament qu’exigent ces actions d’éclat. Mes talents sont d’une autre espèce. Si la lutte n’exigeait que quelques commentaires ironiques, je partirais à l’assaut et, qui sait, en sortirais victorieux. Pour l’heure, je ne vois qu’une multiplicité de choix, de possibilités, discutables à l’infini – trop d’objections, trop d’alternatives. Perdu dans un palais des glaces stratégique, je vois toutes les solutions et n’en perçois aucune ; je perds mon chemin dans ces représentations. Le fer de l’ironie corrode les intentions et contamine les âmes des hommes de même métal. (…)

Retenir, comme la terre ; coopérer, comme le fermier ; observer et attendre, comme le chasseur. Mes plans doivent rester dissimulés sous d’autres apparences, tels ces traits géologiques qui ne font qu’affleurer à la surface du monde. C’est là, sous l’arche palatale et durcie de la pierre souterraine, que se décident les vraies destinées des histoires et des continents. Enterrés sous la frontière indéfinie que pressent et tourmentent les mouvements d’en deçà, obéissant à leurs propres trajectoires, à leurs propres règles, gisent les pouvoirs confinés qui donneront sa forme au monde ; crispation aveugle et rude de chaleur et de pression fluides et ténébreuses, retenant, domptant son propre contingent de puissance rocheuse. Et le château, tiré du roc, ciselé dans cette dure-mère par la chair et le cerveau et les os et par les forces contraires des intérêts des hommes, est un poème gravé sur cette puissance ; un courageux, un délicieux chant de pierre.

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EN GREVE

Attention, la librairie est exceptionnellement fermée ce mercredi 9 mars.

Insectes vs Chats

Les livres présentés dans le cadre de la soirée Insectes vs Chats par Anne-Sylvie Homassel et Jean-Luc André d'Asciano :