Meursault, contre-enquête
Prix éditeur : 19,00 €
Collection : ACTES SUD
Éditeur : ACTES SUD
EAN : 9782330033729
Parution : 7 mai 2014
Pagination : 160 p.
Poids : 156 g.
Coup de cœur
Dans ce roman paru en 2013 en Algérie (aux éditions Barzakh, et chez Actes Sud en 2014), confondant l’auteur et l’assassin de «L’étranger», Camus et Meursault, Kamel Daoud, écrivain et journaliste algérien d’expression française, se met dans la peau d’Haroun, le frère cadet de «l’Arabe» assassiné par Meursault à qui il donne enfin un nom, Moussa, cet homme mort dans un livre depuis soixante-dix ans et resté dans l’anonymat et l’insignifiance, au cœur des pages d’un des romans les plus lus de la littérature française.
«Un point me taraude en particulier : comment mon frère s’est-il retrouvé sur cette plage ? On ne le saura jamais. Ce détail est un incommensurable mystère et donne le vertige, quand on se demande ensuite comment un homme peut perdre son prénom, puis sa vie, puis son propre cadavre en une seule journée. Au fond, c’est cela, oui. Cette histoire – je me permets d’être grandiloquent – est celle de tous les gens de cette époque. On était Moussa pour les siens, dans son quartier, mais il suffisait de faire quelques mètres dans la ville des Français, il suffisait du seul regard de l’un d’entre eux pour tout perdre, à commencer par son prénom, flottant dans l’angle mort du paysage.»
Racontant cette histoire du fond d’un des rares bars où l’on peut encore boire de l’alcool en Algérie aujourd’hui, le narrateur nous dit l’envers d’un roman célébré par tous, parfois avec humour - dès l’incipit : «Aujourd’hui M’ma est encore vivante» - poussant au départ un cri de colère contre la barbarie de la colonisation, la désespérante banalité de ce meurtre au cadavre anonyme, la négation de la culture et de l’identité des colonisés. Il raconte l’autre face de l’histoire afin de rétablir un équilibre, ce qui ne fut jamais fait, même après l’Indépendance de l’Algérie.
«Meursault, contre-enquête» rend aussi hommage à la littérature de langue française, la langue de l’autre, cette langue parfaite d’Albert Camus «qui donne à l’air des angles de diamant», que le narrateur s’est approprié pour se détacher de l’héritage d’un deuil interminable et pour ordonner son propre monde.
«Le meurtrier est devenu célèbre et son histoire est trop bien écrite pour que j’aie dans l’idée de l’imiter. C’était sa langue à lui. C’est pourquoi je vais faire ce qu’on a fait dans ce pays après son indépendance : prendre une à une les pierres des anciennes maisons des colons et en faire une maison à moi, une langue à moi. Les mots du meurtrier et ses expressions sont mon bien vacant.»
Utilisant l’arme du langage et de l’écriture, il évoque en filigrane l’histoire de l’Algérie depuis l’Indépendance, toutes ses ombres pesantes, son absence de retour sur le passé, la relation difficile aux femmes dans la société algérienne, et une soumission folle à la religion et à ses intolérances ; il condamne ainsi ceux qui se soumettent aveuglément à et aux écritures – négligeant la vie et le réel, oubliant de voir la barbarie du monde, et il dit l’impossibilité d’aimer pour celui qui refuse la réalité de la condition humaine.
«As-tu remarqué que les vendredis, généralement, le ciel ressemble aux voiles affaissées d’un bateau, les magasins ferment et que, vers midi, l’univers entier est frappé de désertion ? Alors, m’atteint au cœur une sorte de sentiment d’une faute intime dont je serais coupable. J’ai vécu tant de fois ces affreux jours à Hadjout et toujours avec cette sensation d’être coincé pour toujours dans une gare désertée. J’ai, depuis des décennies, du haut de mon balcon, vu ce peuple se tuer, se relever, attendre longuement, hésiter entre les horaires de son propre départ, faire des dénégations avec la tête, se parler à lui-même, fouiller ses poches avec panique comme un voyageur qui doute, regarder le ciel en guise de montre, puis succomber à d’étranges vénérations pour creuser un trou et s’y allonger afin de rencontrer plus vite son Dieu.»
S’appuyant contre un livre célèbre et tabou comme peut l’être une religion, Kamel Daoud réussit un grand roman, questionnement magistral sur la littérature et le poids de l’histoire, une lecture indispensable ces jours-ci.
Coup de cœur