Cavale blanche
Coup de cœur
Un braquage à moitié raté. Une jeunesse qui s’enfuit. L’amour et l’amitié comme des fantômes. La mer. Un moment de précieuse et fiévreuse intensité.
Le métier (fût-il à temps partiel) de libraire comprend des moments de bonheur rare. La découverte de textes réussis en (légère) avant-première en fait partie. La lecture sur épreuves du Cavale blanche de Stéphane Le Carre (sans accent aigu à la fin), qui sort en ce mois de juillet 2012 aux éditions Kirographaires, en est un exemple flagrant.
Une amitié trahie, un amour bafoué, une jeunesse bretonne qui s’enfuit rapidement par la bonde du manque de sens, une tentative de fuite et de rédemption en braquant des dealers pour construire, peut-être, un « nouveau départ »… : tels sont les ingrédients de ce premier roman, dont l’écriture joliment magique sublime aisément ces composantes relativement classiques du « noir » bien noir.
C’est que l’auteur dispose de deux armes fatales qui vous enchanteront. Sa manière de décrypter le classique « triangle », lorsque la femme que l’on aime (ou croit aimer) vous quitte pour votre meilleur ami (ou ce qui en tient lieu), loin de tout mélodrame, use d’un scalpel désenchanté, tout en lucidité qui éviscère. On songe sans doute ici aux meilleurs moments de Frédéric Fajardie et de Luc Baranger. Sa faculté de trouver les mots et le rythme pour évoquer la mer, omniprésente dès que la retraite temporaire du narrateur, île désolée entre Concarneau et l’estuaire de l’Aven et du Belon, se met en place dans les premières pages, et, loin des clichés, force l’admiration de l’amoureux de l’océan et de la Bretagne, et aisément celle des autres aussi. Le spectre bienveillant du grand Björn Larsson, celui du Cercle celtique débarrassé de ses oripeaux de thriller conspirationniste, pour ne conserver que le meilleur, les navigations hallucinées dans le nord de l’Écosse, rôde ici avec bonheur.
Savourons donc sans hésiter ces 130 pages de précieuse et fiévreuse intensité.
Il ne s’était rien passé. Rien ne nous avait séparés. La fac, à Brest, pas loin de dix ans auparavant. J’avais trouvé Mau. Mau m’avait trouvé. Rencontrer un ami, ce n’est pas rencontrer une femme. Il n’y a pas cette impression brusque de livrer son visage aux rayons du soleil. C’est le fil invisible du temps qui attache peu à peu. Mau, moi, les livres, les vinyles, les bars, les fêtes, les livres, moi, Mau. Un jour, on se découvre siamois, rattachés par l’épaule. On rit de se sentir si forts et si différents. L’amitié, c’était des pas de géants qui faisaient trembler la ville médiocre.(...)
Après je décrivis à Mau mes obsessions flottantes, ces cités entourées de rubans d’asphalte, traversées de flux physiques et électroniques fulgurants et parsemées de surfaces commerciales où partout des Blancs avec des sacs de shopping erraient dans l’angoisse, sous la garde de miliciens noirs impressionnants de force physique et de classicisme vestimentaire. Un monde où consommer était une activité, un programme, un loisir, un divertissement, en même temps qu’une crucifixion. On nous y promettait la sérénité et la liberté, comme l’essence d’un service ou d’une marchandise, triste philosophie d’emballage. Et les seules voix qui hurlaient à la folie sortaient des bouches grotesques et édentées des épaves humaines qui s’éteignaient dans le froid de la nuit, à la marge, dans les caniveaux et les terrains vagues… Je dévidai le fil de mes cauchemars vivants. (...)
Les bouleversements quotidiens, subtils ou fantastiques, de mon territoire où flux et jusant jouent les architectes redessinent à chaque fois un étonnement désiré. Je veux ne penser qu’à l’instant. Je crois connaître l’île. Quand j’ouvre la porte, la marée a découvert de nouveaux pions, creusé des fosses, miné le pied des tours rocheuses où s’affalent des parterres d’algues répudiées. Quand je ressors, plus tard, l’eau inverse a débordé les digues, comblé les douves et empli le glacis. Elle vient, lèvres salées et gourmandes, à la rencontre de la douceur de l’herbe. L’île peine alors au milieu des eaux comme une caraque aux cales pleines. Ainsi, dans la lanterne magique des heures, j’habite un mouvement, une dérive, un voyage. Mes yeux me disent que je m’éloigne un peu plus à chaque fois, que je peux fuir. J’ai besoin d’illusions. Je les cherche dans le paysage et ses glissements. Mais quand je dois retourner derrière les murs, mes épaules s’affaissent. Le poids de la réalité, pendu au porche. Je suis protégé parce que je suis ici. C’est tout.(...)
Coup de cœur