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Le navire de bois

Une mystérieuse cargaison, un huis clos en pleine mer. Doute, irréalité et drame.

Tordre, tout en le respectant profondément, le roman maritime dense et flamboyant hérité d’Herman Melville et de Joseph Conrad, le gauchir à l’aide d’éléments évoluant à la marge du policier et du fantastique, puis lui donner les dimensions d’un monde en imaginant les centaines de pages du journal d’un protagoniste essentiel de l’aventure, écrites vingt ans après, expliquant (en partie) le mystère original tout en lui donnant l’épaisseur d’un univers entier : c’est le pari un peu fou tenté par l’Allemand Hans Henny Jahnn, fils de constructeur de navires à Hambourg, précoce homme de théâtre, musicien spécialisé dans l’orgue, et fondateur et animateur de communauté économico-mystique.

Comme surgi du brouillard, le beau navire apparut d’un seul coup. Avec sa large proue brun-jaune, structurée par des joints noirs calfatés de poix, et l’ordonnance rigide de ses trois mâts, les vergues imposantes, les cordages des haubans et du gréement. Les voiles rouges étaient fixées aux espars et ferlées. Deux petits remorqueurs à vapeur, amarrés à l’avant et à l’arrière du navire, l’amenaient vers le mur du quai.
Aussitôt, trois messieurs compétents furent sur place, qui savaient expliquer exactement de quoi il s’agissait. Un grand trois-mâts. Quelques milliers de mètres carrés de voilure. Le vieux Lionel Escott Macfie Esq. de Hepburn-on-Tine l’avait construit en teck et en chêne. Un original, un homme qui appartenait à un autre siècle. Mais un génie des lignes courbes. À l’aide de quelques tables et de gigantesques pistolets qu’il avait taillés lui-même, il dessinait la forme des couples sur un solide papier blanc. C’était un spectacle merveilleux : suivre comment une construction en engendrait une autre. En travaillant, il tirait la langue, clignait les yeux d’un air critique, marquait immédiatement, avec de beaux timbres, les endroits où fixer des boulons de cuivre, où chanfreiner une planche pour l’assembler à d’autres. Ces messieurs savaient raconter ce genre de choses. On pouvait voir, et ils expliquaient donc, qu’ici on avait mis en place une quille d’un travail de charpente incomparable. Les lourdes poutres, ayant encore l’aspect de troncs, se chevillaient, s’entrelaçaient, boulonnées entre elles presque sans faille ; avec des éléments coudés en saillie, pour recevoir les bois élancés des membrures.

Les 230 pages d’une folle intensité du « Navire de bois », publiées en 1949, traduites en français en 1993 par René Radrizzani chez José Corti, offrent ainsi un récit condensé, puissant, allégorique et follement mystérieux, qui forment un tout mais servent également de prélude et de référence aux presque 1 400 pages des « Cahiers de Gustav Anias Horn après qu’il eut atteint quarante-neuf ans » (dont je vous parlerai cet été), qui forment donc la majeure partie du cycle « Fleuve sans rives », écrit entre 1934 et 1947, de l’auteur.

Deux semaines après, bien des événements s’étaient produits qui remplissaient les douaniers de soucis. Le navire n’avait pas bougé. Les voiles rouges avaient été dégréées et rangées dans leur soute. Dès que les employés virent les mâts nus, leurs fronts se plissèrent. Ils auraient dû avouer qu’ils s’étaient trompés au sujet du navire. On ne pouvait se fier aux experts. Et les instances supérieures, on le savait bien, ne devaient aucun compte aux subalternes. Il était désagréable de voir enfreindre les règles valables et reconnues, le banal faire place à l’insolite. on pouvait constater que quelque part, en Angleterre, avait été construit un voilier superbe, mais peu pratique. Pour le compte de celui que cela concernait. Sans moteur auxiliaire, quelque chose de démodé, sans usage défini. Une entreprise inutile. Des planches qui dureraient au-delà d’un siècle. L’image d’un spleen. Du gaspillage. Quelque chose d’irrationnel, de presque criminel. Une agression contre la société et ses opinions. Il restait à quai, et l’armateur devait payer les taxes portuaires. Peut-être aussi y avait-il des procès en cours. Les caisses de certaines banques ne voulaient pas avancer les fonds. Des affaires ne s’étaient pas faites. Ou des contrats n’avaient pas été respectés. L’équipage du navire avait été renvoyé. Le capitaine avait fait extraire quelques frusques de sa cabine. Il tirait derrière lui, au bout d’une laisse, un terre-neuve brun. Et ensuite avait disparu. Chassé. Déshonoré. Après tout, il avait eu d’abord la confiance de l’armateur, et avait été assez bon pour piloter à son premier voyage ce bateau neuf, jamais mis à l’essai.

Voilier de commerce aux performances a priori réputées mais à l’architecture inhabituelle, voire subtilement inquiétante, armateur discret aux liens encore plus discrets avec le gouvernement, cargaison si mystérieuse et si secrète que la simple hypothèse d’une tentative pour ouvrir subrepticement une de ses caisses, par curiosité, provoque le licenciement presque intégral du premier équipage pressenti, alors que douaniers et badauds professionnels du grand port supputent et s’interrogent : l’atmosphère et le décor mis en scène d’emblée par Hans Henny Jahnn agripperont la lectrice ou le lecteur pour ne plus les lâcher, avant même que les personnages, emblématiques, subtilement expressionnistes, ne s’installent à bord.

L’armateur, le subrécargue – en charge de la précieuse cargaison, donc -, le nouveau capitaine, sa fille, le fiancé de celle-ci, non prévu à bord initialement qui embarquera comme passager clandestin avant d’être « régularisé », l’équipage, parmi lequel se distingueront au fil des pages le cuisinier, le vieux maître voilier, le charpentier, ou encore tel ou tel matelot : dans le jeu complexe des disciplines, des politesses réelles ou de façade, des confidences échangées, cette galerie de personnages acquiert très vite une vie intense et inquiétante, comme catalysée par l’architecture intérieure incompréhensible du navire et par l’aura puissamment délétère qui environne la cargaison inexpliquée et la destination inconnue.

Il n’était donc pas surprenant que se présentât un monsieur que personne ne connaissait, qui ne donnait pas son nom, un monsieur vêtu d’un complet gris de grande distinction. Il portait un manteau d’un tissu grossier, en forme de cloche. Le visage rasé de près, les traits sévères, presque inhumains, en tout cas labourés par la crainte que lui inspirait l’importance de sa tâche. Un homme dont le front manifestait une une absolue maîtrise de soi, à la hauteur de tout imprévu, toute aventure. Lorsqu’on se trouvait subitement face à lui, on était saisi d’effroi. Il imposait le respect. Pourtant, ce qui frappait n’était pas l’aspect sublime de ce sentiment. Il s’y mêlait un soupçon de quelque chose d’interdit. Un marchand d’esclaves, un négociant inflexible, ou le sens extrême du devoir, à un poste perdu, poussé jusqu’à une inutile cruauté. Quelque chose d’inquiétant émanait de cet homme. Il avait un visage impassible qu’on pouvait considérer comme impitoyable ou criminel. Et ce silence implacable et obstiné de ses lèvres !
C’était le subrécargue, comme on l’apprit par la suite. Il se montra quelques jours. Afin qu’on s’habitue à lui. Ou dans quelque autre intention. Il montait à bord, disparaissait derrière les hublots, réapparaissait.
Seuls les employés semblaient être parfaitement renseignés sur l’importance de cette personnalité. Ils lui adressaient des saluts de service, ne s’aventurant pas à proximité immédiate de l’homme.

La lectrice ou le lecteur se raccrocheront fatalement, alors que le récit progresse de plus en plus insidieusement, donnant à chaque fait, anodin ou non, un retentissement narratif extrême – pouvoir de l’imagination du lecteur génialement et vicieusement stimulée par l’auteur -, aux étais les plus solides à leur disposition, héros du Joseph Conrad de « La folie Almayer » ou de « La rescousse », circonstances du « Moby Dick » d’Herman Melville (éventuellement distordues par le Pierre Senges de « Achab (séquelles) »), doutes intimes des capitaines de C.S. Forester ou de Patrick O’Brian, et plus encore sans doute du « Pilote » d’Édouard Peisson, mais aussi aux repères arrachés aux enquêtes policières familières ou aux fables fantastiques mieux connues. Toutes ces tentatives pour se rassurer ou se reboussoler demeureront inutiles : seule peut-être la folie gothique et baroque du « Gormenghast » de Mervyn Peake pourrait être in fine de quelque secours. « Le navire de bois », découvert tout récemment grâce à Emmanuel Requette, l’animateur de l’ixelloise librairie Ptyx, resplendira, seul de son genre, jouant de nos attentes pour mieux nous dérouter et nous transporter, encore plus loin, ailleurs.

Sur la porte du local où le subrécargue s’était installé, Waldemar Strunck trouva épinglée une petite carte où était imprimé le nom « Georg Lauffer ». De toute évidence, ce carton était destiné à rappeler aux visiteurs éventuels qu’ils ne devaient pas entrer en coup de vent, sans s’être quelque peu recueillis, qu’ils pénétraient dans un territoire étranger et avaient à y adapter leur comportement. La froideur distante qui émane des guichets publics. Ou encore, le mandataire d’une éminente autorité (peu importe d’ailleurs sa fonction) en avait assez de n’être considéré que comme un personnage gris, comme l’incarnation d’un devoir suspect. Il voulait, par ce moyen, graver son nom dans la mémoire de tout le monde et devenir un homme ordinaire. Le capitaine frappa à la porte. Et entra avant d’y avoir été invité.

Et que celui qui a soif, vienne - Un roman de pirates

Dans la joie du grand récit d’aventure, rendre au roman de pirates son souffle politique et sa malice nécessaire.

Comment écrire un roman de pirates en 2016 ? C’est cet imposant et jouissif défi que « Et que celui qui a soif, vienne » relève, à l’image, d’une certaine façon, de William Goldman inventant un roman archétypal de cape et d’épée, par la voix d’un grand-père voulant distraire – et passionner – son petit-fils malade (« Princess Bride », 1973) – grand roman dans lequel figurait d’ailleurs, de manière centrale, un « terrible pirate Roberts ».

Quand le colosse arriva sur le grand bateau, pour la première fois depuis sa capture il ne regretta pas la mort. Il n’avait jamais rien vu de tel. Un monument de bois, de toile, de corde. De grands arbres au tronc nu et lisse plantés sur le pont, des hommes perchés, des ordres criés, les voiles qui se lèvent et se gonflent. La vitesse. Le vent salé sur la peau. Les autres étaient effrayés. Il les sentait trembler. Lui était fasciné.

Publié en janvier 2016 aux éditions du Rouergue, le troisième roman de l’historien Sylvain Pattieu, jusqu’ici plutôt porté par des romans-récits ou des romans-témoignages ancrés dans le présent ou le passé récent, démontre avec brio que la distinction toujours artificielle qu’une partie non négligeable de l’édition et du commentaire continue à vouloir nous faire avaler (parfois même avec de « bonnes intentions », se fourvoyant sur les enjeux d’une « réhabilitation du récit »), celle entre la narration et l’idée, celle entre la distraction et l’ambition intellectuelle, est plus que jamais caduque pour peu que l’auteur s’en donne un peu la peine, comme c’est manifestement le cas ici.

Lui aussi tentait de garder la tête droite. Il était fatigué, pourtant. Il dormait mal durant la nuit, par petites tranches d’un sommeil inconfortable. Au petit matin, il avait froid. Les papillons continuaient à le tourmenter. Ses muscles lui faisaient mal. Ses poignets, ses épaules, saignaient. Son cou était ankylosé à force d’être attaché dans la même position. Les gardes n’hésitaient pas à les frapper quand ils n’avançaient pas assez vite, mais jamais trop durement. Ils les voulaient suffisamment épuisés pour avoir la volonté brisée mais suffisamment préservés pour rester en bon état. On ne tire rien d’un esclave trop abîmé. On risque gros s’il n’est pas assez résigné. Leurs gardes, comme d’autres esclavagistes pendant les siècles antérieurs, devaient trouver le bon équilibre entre brimades et soins. Ceux-là ne le savaient pas, mais ils étaient des esclaves d’un nouveau type. Pas celui de l’esclavage séculaire, de l’Afrique vers le monde arabe et turc, ponction régulière, faite petit à petit. Ils ne deviendraient pas eunuques ou concubines, mineurs, pêcheurs de perles, artisans ou soldats. On avait vu de tels esclaves, féroces janissaires, s’emparer du pouvoir de leurs maîtres. On avait vu leurs fils ou leurs filles affranchis. Non, le temps s’était accéléré, les bateaux traçaient la route, d’Europe ou d’Afrique vers les Amériques, les esclaves n’allaient pas vers le nord ou vers l’est, ils étaient destinés aux champs de coton, aux plantations de canne à sucre, main-d’œuvre agricole, domestiques pour les plus chanceux. Un océan était voué à les séparer de leur continent. L’auraient-ils su, qu’auraient-ils bien pu faire, l’auraient-ils su qu’ils auraient marché du même pas.

Pour mener à bien ce savoureux projet, Sylvain Pattieu s’est appuyé sur de fort sérieuses recherches (qu’il détaille avec bonheur et précision en annexe), mais surtout sur une impressionnante galerie de personnages, dont il prend le temps, dans des mises en place successives, de nous faire partager l’épaisseur humaine qui accompagne d’emblée leur valeur archétypale : esclaves révoltés, contremaîtres féroces, capitaines ambigus de mercenaires, gouverneurs précocement mondialisés, aventuriers revanchards, armateurs avides et potentiellement impérialistes, esclavagistes impénitents, philosophes bretteurs, prêtres plus ou moins défroqués, ou mousses de fortune. Le puissant matériau d’époque, celui qui nourrit aussi bien le panthéon hollywoodien des années 1930-1950 que ses ultimes avatars modernisés avec la série « Pirates des Caraïbes », aussi bien les récits canoniques d’aventure que leurs détournements plus récents, qu’il s’agisse du « Sur des mers plus ignorées » (1987) de Tim Powers ou du « Déchronologue » (2009) de Stéphane Beauverger, ou encore des exceptionnels « Passagers du vent » (1980-1984) de François Bourgeon (dont l’auteur rappelle d’ailleurs l’importance pour lui en annexe), se révèle de surcroît, pour l’auteur doué et malicieux, un terreau fertile au maniement de la digression, de l’incise, ou de l’anachronisme judicieux (le sabir « globish » du gouverneur, par exemple, est un véritable régal).

Un livre est un rêve où se mêlent les vivants et les morts, il est peuplé des miens et de mes chimères, personnages qui se bousculent et se répondent. Il y a des reliefs, des herbes et des animaux. Il n’y a pas vraiment de temps strict et délimité dont on a trop souvent l’habitude, ici il se déchire d’éclats de souvenirs, de tristesse, de révolte.
Le blizzard souffle et la meute se réfugie derrière les rochers et les arbres. Les loups se collent au sol. Le jeune chef, lui, ne craint pas le froid et il reste bravement debout, ivre de son combat et du sang. Il renverse la tête et il hurle. Le vent soulève la neige, il en fait un brouillard, à moins que ce ne soit vraiment la brume. Je vois des silhouettes. Difficile de discerner, Barbe-Noire ou Rackham, Spartacus et Mandrin, Louverture et Solitude. On jette sur un pont le corps meurtri de Rosa Luxemburg. Affranchis, marrons, bandits, rebelles ou pirates. Malades, exilés et proscrits. Ils sont l’armée sortie du sol venue demander des comptes, dans le film J’accuse d’Abel Gance. Parmi eux, tout devant, ma mère, dans son manteau blanc en fausse fourrure. Elle parle et elle marche, comme au bon vieux temps d’avant la maladie.

Comme l’auteur l’explique dans sa postface, c’est le redoutable travail de Céline Minard sur l’encodage du western pour lui rendre un souffle utopique détourné et lui offrir une résonance contemporaine intense, avec « Faillir être flingué » (2013), qui a fourni une bonne partie du carburant, de l’envie de s’attaquer ainsi au « roman de pirates ». Ce faisant, Sylvain Pattieu a su trouver, au-delà d’un exceptionnel parfum d’aventure et d’humanité, le souffle politique déterminé, nourri des visions historiques sans concessions d’Eric Hobsbawm et de Marcus Rediker, que l’on ne connaissait jusqu’ici, à un tel degré de puissance et de réussite, que chez les Italiens du « New Epic », le Valerio Evangelisti de la saga « Nicolas Eymerich, inquisiteur » (1994-2010) – auquel on doit d’ailleurs, car il n’y a parfois guère de hasard, mais de précieuses convergences, une trilogie pirate dont seul un tome, hélas, « Tortuga » (2008), est actuellement traduit en français -, ou, davantage encore, les Wu Ming de « L’Œil de Carafa » (1999) et de « Manituana » (2007).

Les pirates grimpaient un à un de leur navire plus bas de quille. En premier un grand torse nu, cheveux longs et nattés, colliers et ceinture, tatoué de bleu, l’air d’un sauvage, et à son côté un rouquin, bouteille enflammée à la main. Puis de suite les autres arrivèrent, défilé farouche et méfiant, sabres et fusils levés, au cas où la trêve serait une ruse. Les marins les regardaient comme on regarde un grand frère parti, admiré et craint à la fois, celui de la famille qui serait allé courir la route plutôt que suivre la coutume. Une fois revenu, on le scrute, teint, habit, timbre de la voix, on guette déception, défaillance, signes de bonne santé, de réussite et degré d’insolence. On vérifie la couleur de sa peau et les dessins sous ses yeux, on regarde dedans pour y voir enthousiasme ou désespoir. On observe s’il tremble, fébrile de crainte, ou s’il irradie, goguenard de bonheur. En fonction des regards de biais, de cette écoute intéressée, on se décide, on se découvre, on tombe dans les bras ou on hésite, on rejoint ou on garde ses distances. Ainsi ballottaient-ils, frères marins de nouveau réunis. Leurs yeux formaient assemblée. Certains votaient pour la peur, d’autres avaient plus confiance ou même grand intérêt. Les yeux effrayés roulaient follement ou se baissaient. Les yeux curieux fixaient et s’attardaient.
Le spectacle était étonnant de voir ces marins comme eux, démarche mêmement chaloupée, visages creusés par la mer, rides asséchées au soleil, hirsutes de poils blanchis. Leurs pognes tenaient de grands sabres ou des coutelas, quelques mousquets et fusils, les mains noircies par la poudre. Leurs visages allaient ricanant, rendus beaux de triomphe facile. Leurs gestes avaient la confiance propriétaire que donne la force. Ils arpentaient la coque, quelques-uns pieds nus mais la plupart chaussés, parfois de fort beaux souliers. La méfiance levée, ils riaient bruyamment, touchant les objets désormais leurs, si telle était leur volonté, pénétrant les lieux interdits, plaisantant les officiers, les mettant à part des hommes et faisant tomber leurs chapeaux.

En se laissant porter par les vagues et par le vent, par le sang et par le fer, on ne pourra que se réjouir de la naissance d’un auteur au tel souffle rusé, capable de donner de la grandeur épique et politique – par un travail d’écriture et de style qu’il faut aussi absolument signaler – au roman d’aventures, de mêler intimement le contemporain et le personnel à l’historique et au global.

Lumikko

Surnaturel ou non ? La fantastique enquête d’une apprentie écrivaine sur les ressorts secrets de l’inspiration.

Publié en 2006 en Finlande, traduit en français en 2016 aux éditions de l’Ogre par Martin Carayol, le premier roman de Pasi Ilmari Jääskeläinen (après un recueil de nouvelles en 2000, « Missä junat kääntyvät », soit à peu près « Lorsque les trains tournent », inédit en français) lui a valu en 2007 le prix Kuvastaja, considéré comme le plus prestigieux prix d’imaginaire science-fictif et fantastique finlandais, celui-là même qu’avait inauguré en 2001 la grande Johanna Sinisalo avec son premier roman à elle, « Jamais avant le coucher du soleil ».

Par bien des aspects, « Lumikko » pourrait être en effet un formidable hommage, rusé, hilarant et machiavélique, à la grande auteure du fantastique finlandais et européen. Dans le petit village de Jäniksenselkä (littéralement « Dos-du-lièvre », que la version anglaise par exemple a choisi de traduire), où comme le dit fort joliment Catherine Taylor dans le Telegraph, Twin Peaks rencontre incidemment les frères Grimm, réside Laura Lumikko (nom désignant la belette en finlandais, et peut-être cela n’est-il pas anecdotique), reine célébrée de la littérature, considérée à la fois comme une immense styliste et comme une éclatante réussite commerciale, avec sa saga à épisodes du « Bourg-aux-Monstres », dans laquelle elle mêle à l’ordinaire d’un village tout un saisissant (dit-on, dans la critique fictive) folklore fantastique finnois. Un peu, toutes proportions gardées, comme si le village de Pré-au-Lard, au pied de Poudlard, existait réellement, et que J.K. Rowling y soit installée à demeure.

On publiait dans le supplément la production des écrivains amateurs locaux. C’est que Jäniksenselkä ne s’enorgueillissait pas seulement de Laura Lumikko et de ses écrivains professionnels, mais également d’un grand nombre d’écrivains amateurs. On ne dénombrait pas moins de six associations d’écrivains à Jäniksenselkä, sans même compter la plus célèbre de toutes, la Société littéraire de Jäniksenselkä, dont on ne pouvait devenir membre que sur invitation de Laura Lumikko. La possibilité d’entrer dans la Société était surtout théorique puisque les effectifs actuels de la Société – neuf écrivains déjà bien installés – avaient été constitués durant les trois années qui avaient suivi la fondation de la Société en 1968.

Dans ce village voué à la littérature et dominé par le prestige de la Société littéraire fondée par Laura Lumikko, une jeune femme, professeur intérimaire de lettres, écrit quelques nouvelles, un peu plus qu’à ses moments perdus, en l’osant rêver à la reconnaissance possible. « Lumikko » est aussi un peu son extraordinaire roman d’apprentissage, raconté avec un ton inimitable, froidement rationnel mais doucement rêveur, distancié et plein d’humour rusé à certains moments, plongé dans les étroites œillères de l’action à d’autres. Par les yeux et les oreilles de cette fort étonnante héroïne lancée – en pleine apparence – à la découverte de la Société littéraire de Jäniksenselkä, c’est à un questionnement beaucoup plus insidieux sur la nature de notre propre rapport à la fiction que nous convie, un sourire malicieux et un rien pervers aux lèvres, Pasi Ilmari Jääskeläinen.

Ella Milana fut d’abord étonnée, puis franchement indignée, quand Raskolnikov se fit soudainement assassiner devant ses yeux, en pleine rue. La prostituée au grand coeur, Sonia, l’avait abattu à bout portant. Cela se passait au beau milieu d’une dissertation littéraire sur le classique de Dostoïevski.
Ella Amanda Milana avait vingt-six ans et, entre autres, des lèvres bien dessinées et des ovaires déficients.
Le jugement sur les lèvres avait été prononcé ce jeudi même, cinq minutes avant la fin de la pause déjeuner, par un professeur de biologie. Pour ce qui est des ovaires déficients, elle l’avait appris quatorze mois plus tôt de la bouche d’un médecin. En quittant le cabinet de celui-ci, elle était devenue une femme qui au plus profond d’elle-même avait quelque chose de froid et de déficient. Dehors pourtant, il faisait toujours beau et ensoleillé.
Trois mois après le diagnostic, deux jours après que les fiançailles d’Ella Milana eurent été rompues, les choses s’étaient arrangées.
Elle avait, en pensée, fait un inventaire.
Par exemple, ses lèvres étaient bien. Ses doigts étaient, à ce qu’on lui avait dit, beaux et gracieux. Son visage en revanche n’était pas spécialement beau, ainsi qu’on le lui avait jadis affirmé, mais il était agréable et doux, voire mignon. Ce qu’elle pouvait elle-même constater dans le miroir.
Et un certain amant avait aussi remarqué, une fois, que ses tétons, de par leur couleur, étaient très picturaux – et sans plus attendre, il était allé chercher ses peintures à l’huile dans un coin de l’appartement et les avait mélangées pendant trois heures avant d’obtenir précisément la bonne nuance.
Ella Amanda Milana fixait le papier quadrillé.
Devant elle étaient assis trente-sept lycéens dont elle était censée corriger les dissertations, et elle réfléchissait à la couleur de ses tétons. Ce meurtre littéraire inattendu lui avait fait perdre sa faculté de concentration. Elle n’arriverait plus à s’abstraire suffisamment pour faire son travail de lectrice – pas aujourd’hui, pas dans cette classe.
Elle détourna son regard de la dissertation comme si elle avait vu un insecte ramper dessus et regarda la classe, mais la classe ne lui rendit pas son regard. Les élèves écrivaient et regardaient leurs copies, les stylos grattaient comme des rongeurs s’adonnant à une activité occulte.
La dissertation avait été écrite par un garçon assis au troisième rang, du côté de la fenêtre.
Elle était un peu vexée, mais n’arrivait pas à lui en vouloir. Elle se demanda si l’on attendait d’elle, en tant que remplaçante, qu’elle prît au sérieux ce genre de tentative de fraude.
Elle avait longtemps été un peu en colère, et elle l’était encore, non pas après le garçon mais après ses ovaires. Le garçon et sa dissertation étaient un événement accessoire et fugace. Alors que ses ovaires étaient durablement liés à elle, et elle à eux. Elle aurait préféré qu’ils n’eussent pas participé à la composition de la personne répondant au nom d’Ella Amanda Milana, cette personne assise là devant la classe et qui tenait dans sa main une dissertation mensongère.

On ne raconte pas « Lumikko », on s’y plonge et en profite, encore et encore. Car si le roman injecte bien, sous la peau, une réflexion ma foi plutôt profonde sur le rôle social de la littérature et sur la nature de l’inspiration en matière de fiction, il est aussi construit pour palpiter, effrayer, créer le doute, la fascination et le souffle court, et il s’y entend à merveille, jouant en maître des diverses distances d’écriture possibles, de la présence diffuse d’un fantastique trop évident pour qu’il ne soit pas foncièrement louche, et d’une atmosphère que l’on a du mal à ne pas craindre rongée par quelque chose. Si l’on songe bien entendu (et l’auteur nous y incite discrètement à plusieurs reprises) au « Jamais avant le coucher du soleil » ou au « Oiseau de malheur » de Johanna Sinisalo, on sent à certains moments s’infiltrer l’effroi qui hante les pages les plus réussies de « L’échiquier du mal » de Dan Simmons, la complaisance de ce dernier en moins, mais peut-être plus encore, on perçoit les atmosphères de frontières et d’interstices qu’excellait à nous dévoiler le recueil de nouvelles « Cru » de luvan, et peut-être un peu aussi de la quête confidentielle et intimiste, entre normalité et surnaturel, de la « Morwenna » de Jo Walton.

Deux jours plus tard, Ella l’appela. Elle lui demanda si cela pourrait l’intéresser de la rémunérer pour une étude sur Laura Lumikko et la Société littéraire de Jäniksenselkä.
Le professeur faillit exploser de joie. Il la rappela quelques jours plus tard pour lui dire que les démarches s’étaient faites sans problème :
« J’ai envoyé les papiers de demande de bourse, mais j’ai déjà tâté le terrain auprès de mes contacts, et manifestement on peut considérer le financement comme acquis. Bien sûr il faudra attendre la décision et l’argent, mais ce n’est pas un problème – tu vas recevoir de la fac une somme te permettant de travailler les premiers mois. Vu que la question de la collecte d’informations est quand même relativement urgente, étant donné tout ce qui s’est passé. Mais tu es vraiment sûre que les écrivains de la Société vont accepter que tu les interviewes ? Jusqu’ici, tout ce qui est paru n’a pas dépassé le niveau des magazines féminins.
– Moi, ils me parleront », promit Ella.
La bourse suffirait pour une année de travail. Ella estima qu’en une année, elle arriverait à Jouer suffisamment pour soutirer aux écrivains de la Société tout ce dont elle avait besoin. Et ensuite elle irait enseigner dans une école aussi loin que possible de Jäniksenselkä.
Elle avait peur du Jeu : ce n’était vraiment pas une façon anodine de récolter des informations. Dans le même temps, l’idée avait quelque chose d’excitant.
Si le Jeu fonctionnait comme elle se l’imaginait à la lecture du livre de règles, elle pourrait tirer au clair des choses qui, sans le Jeu, resteraient pour tout le monde d’éternelles énigmes.
Elle pourrait fouiller le passé de la Société et en arracher tout ce qu’elle voudrait.

Signalons aussi pour les amatrices et les amateurs que, comme un certain nombre d’écrivains finlandais de littératures de l’imaginaire solidement installés à la croisée des genres (comme à la croisée des chemins d’un rituel d’invocation) y excellent, « Lumikko » joue de nos nerfs avec grâce en proposant à plusieurs reprises des éléments qui ne prennent pas du tout le même sens indiciel, selon le genre littéraire d’où l’on croit être en train de lire à cet instant précis. Horreur, thriller, investigation policière, fantastique traditionnel ou roman de mœurs, de psychologie, d’université : la palette est large et défie astucieusement nos analyses trop rapides, pour composer un récit passionnant de bout en bout – et même peut-être bouleversant, comme le dit Mathieu Lindon dans Libération -, riche en rebondissements parfois extrêmes qui semblent tester pour nous les limites de ce que l’écriture de fiction peut se permettre avec notre complicité. Un grand choc technique qui ne sacrifie à aucun moment le plaisir de la narration et le questionnement de l’imagination.

On ne devrait jamais trop parler. Ella le comprenait désormais. Par l’écriture on construit de véritables mondes, mais l’excès de paroles conduit à l’effondrement.

La recension enthousiaste de Catherine Taylor dans The Telegraph, en anglais, est ici. Celle de Brandon Robshaw, plus courte mais au moins aussi élogieuse, dans The Independent, en anglais encore, est ici. Ce qu’en dit joliment Mathieu Lindon dans Libération est ici.

Spada

Le grand roman noir de l’instrumentalisation politique – qui ne concerne pas que la Roumanie contemporaine.

Publié en 2008, traduit en français en 2016 par Jean-Louis Courriol aux toutes jeunes éditions Agullo, le deuxième roman du consultant politique roumain Bogdan Teodorescu s’appuie très largement sur son expérience authentique de responsable de campagne électorale en 1996, puis de secrétaire d’État à l’information en 1996-1997. Il est aujourd’hui, en sus de ses activités de fiction, un très renommé professeur de sciences politiques et consultant politique en Roumanie et en Europe.

La Mouche ramassa sa petite table, envoya promener sèchement la vieille qui faisait une dernière tentative pour récupérer son argent et prit le chemin de chez lui. Il aurait bien bu une bière mais entre lui et la terrasse se tenait la vieille qui râlait, pleurnichait et ne semblait pas avoir la moindre intention de partir.
Dans le passage longeant le magasin, il y avait de l’ombre et, malgré les mauvaises odeurs, il s’y arrêta pour souffler un peu. Au moment où il s’apprêtait à en sortir, il vit un individu habillé d’une longue cape gris-blanc qui se dirigeait vers lui. Quand il fut à deux mètres de distance, le type écarta d’un geste ample le pan de sa cape et sortit un poignard qu’il fit tourner prestement avant de le planter dans la gorge de la Mouche.

Bucarest, de nos jours ou presque : en l’espace de quelques semaines, plusieurs meurtres s’enchaînent et révèlent la possible – puis certaine – existence d’un tueur en série d’un genre un peu particulier, exécutant avec habileté et sûreté, d’un coup de poignard à la gorge, divers repris de justiceroms se trouvant être en liberté. Dans un pays où la minorité rom représente environ (officiellement) 3 % de la population (et n’y constitue certainement pas un « problème » aussi exacerbé que la Transylvanie toujours aussi convoitée, nonobstant l’Europe, par le voisin hongrois, ou que la Moldavie, terre réputée roumaine qu’il n’a pas – pour les nationalistes roumains – été possible d’arracher suffisamment fermement à l’orbite russe – c’est sans doute en Slovaquie et surtout en Hongrie, comme nous le rappelait la vaste enquête « Gens des confins » (2004) de Irene van der Linde et Nicole Segers que le racisme anti-rom se trouve particulièrement exacerbé), il n’en faut – néanmoins – pas davantage, dans le contexte musclé d’une pré-campagne électorale présidentielle, pour que se développe très rapidement une violente poussée de fièvre, mêlant passions et calculs, autour de cesimple fait divers.

Victor fit une nouvelle une avec la malédiction de la vieille, publia une photo plus grande des lieux du crime avec la mare de sang et le cadavre recouvert d’une toile noire, et il insinua dans son texte l’histoire de la dette et du prêteur sur gages qui aurait pu avoir des raisons de faire égorger la Mouche. Il lança l’impression du journal et se mit ensuite en quête d’Avakian qu’il rencontra tard dans la nuit devant le Vox, en face du palais du Parlement. Avakian ne voulut pas confirmer que la Mouche avait des dettes à son égard, mais ne le nia pas non plus. En revanche, il expliqua en quoi l’hypothèse d’un assassinat punitif était de toute façon absurde : ses méthodes de récupération de l’argent se fondaient sur l’élément clé de la survie du débiteur. On pouvait lui faire peur, on pouvait lui envoyer quatre armoires à glace moldaves, s’il ne voulait rien savoir on lui coupait un doigt avec des ciseaux mais pourquoi le tuer ? Qu’est-ce qu’on y gagnait ?

Bien qu’il n’utilise pas du tout les ressorts de la farce bakhtino-rabelaisienne – et qu’il ne partage sans doute pas les mêmes opinions socio-politiques -, comme le Vladimir Lortchenkov des excellents « Des mille et une façons de quitter la Moldavie » (2006) et « Camp de gitans » (2010), Bogdan Teodorescu nous offre une formidable plongée acide dans la manière dont se construit la politique au quotidien. Mettant en scène le métaphorique et bien connu panier de crabes (que la couverture française, particulièrement élégante, met largement en exergue), il déroule avec fougue, malice et fort peu d’ironie le jeu complexe, réaliste (au sens de la realpolitik) et potentiellement mortifère des interactions entre politiciens, hauts fonctionnaires, grands journalistes, éditorialistes, représentants européens, responsables d’organisations non-gouvernementales, conseillers divers, et faune formidable de spin doctors et autres lobbyistes – qu’il connaît bien évidemment comme sa poche dans le cas de la Roumanie – pour montrer puissamment ce qu’est aujourd’hui la vraie politique, art hautement équilibriste de la recherche de compromis et de l’exploitation – sans pitié ni vergogne – d’opportunités, professionnelles et personnelles, de la gestion d’image entre court terme des sondages et moyen terme de la stature quasiment historique, de la connivence médiatique et de la satisfaction des clientèles – grouillement intense dans lequel les rares ferments d’idéalisme ou de simple sens du collectif et de l’État semblent souvent irrémédiablement condamnés à se dissoudre.

Le président de séance demanda le silence et le député reprit :
– Je sais que vous ne nous aimez pas. Pour vous, nous sommes des Tziganes, un point c’est tout. Je vois ça dans vos regards, tous les jours. Peu importe que j’aie fait des études, que je sois docteur ès sciences, que je sois marié et que j’aie trois enfants, que j’aie fait mon service militaire, que je paie mes impôts à l’État. Je reste un Tzigane. Et pour vous, c’est une tare. Je subis ces regards depuis mon enfance, j’avale des humiliations que vous ne soupçonnez même pas. Mon père, Dieu ait son âme, avait fait lui aussi des études universitaires, il avait des doctorats et un prestige international, et il a dû subir tout ça lui aussi. Depuis que je suis au Parlement, je ne cesse de dire que les Roms, que les Tziganes doivent s’intégrer à la société, qu’ils doivent accepter et dépasser leur statut de minorité… Mais ne l’oubliez pas, nous sommes une minorité très sage. Nous ne demandons pas de pancartes bilingues, nous ne demandons pas d’université ni de droits spéciaux, nous n’allons pas nous plaindre auprès de diverses instances européennes. Selon la loi de l’administration locale que nous votons ces jours-ci, il faudrait installer des pancartes bilingues roumain-tzigane en plein Bucarest. Mais nous considérons que c’est aller trop loin. Six Roms ont été assassinés uniquement parce qu’ils étaient roms, je le répète, seulement parce qu’ils étaient Roms ! Et aucun de ceux qui devraient faire la lumière et trouver l’assassin ne lève le petit doigt. J’ai des informations selon lesquelles le ministre de l’Intérieur aurait donné des instructions pour que personne ne soit affecté spécialement à ce dossier. Et je me demande pourquoi… Si c’étaient six Hongrois, six Magyars de Roumanie, qu’on avait retrouvés la gorge tranchée, tout le monde s’en occuperait. Pour des Tziganes, il n’y a pas urgence. Dépêchez-vous, messieurs, vous ne savez pas ce que c’est qu’un Tzigane furieux ! Ou qui a peur de mourir…

Bogdan Teodorescu a bien entendu construit son roman faussement policier et profondément politique comme un roman à clés, pour un public roumain. Quelques recherches sur internet fournissent assez vite les moyens d’identifier les « modèles », évidemment largement romancés, de tel ou tel leader politique, de tel ou tel ministre, voire de tel ou tel propriétaire de journal influent. Pour un autre public, cet aspect est certainement secondaire, mais n’enlève rien au profond intérêt de ce roman, qui parle bien d’une manière – ô combien universelle désormais – de pratiquer la politique. Les Français curieux – et bien d’autres – ne pourront manquer de s’interroger à cette lecture sur l’étonnante et terrible résonance de ces connivences entre médias et conseillers politiques, sur ces obsessions des gouvernants (en majorité) pour leur carte personnelle, sur leurs rivalités irrationnelles, sur ces réactions systématiquement tournées vers le storytelling, sur l’incessant billard à bandes innombrables pratiqué comme par réflexe, ou même sur le grand écart permanent entre le peuple quotidien et l’Europe distante, sur le maniement opportuniste de l’état d’urgence, et sur la progression rapide des sympathies pour le partiroumain nationaliste d’extrême-droite au sein des forces policières et militaires.

Comme la plupart des grands romans, « Spada » nous parle d’ailleurs et des autres, d’ici et de nous-mêmes.