Libraire d'un soir : Antoine Volodine
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Un lanceur de boomerang et son chien, un ancien soudeur sous-marin devenu plongeur-démineur, un plaisancier et son fils, deux pêcheurs sans doute un peu contrebandiers sur les bords, l’équipage silencieux d’un cargo mystique, une barmaid : voici quelques-uns des protagonistes auxquels Fabien Clouette a choisi de confier la narration et ce qui s’approche le plus des rênes de son deuxième roman, conte multicolore aux voix aussi puissantes qu’incertaines, offrant un jour de folie carnavalesque et de révolution incidente qui parcourt le Port, jadis fière cité, désormais quelque peu en déclin, grand havre de commerce et rade foraine que bouffent doucement la mangrove et les sables du delta, aux confins lointains, si lointains, de la capitale de ce royaume intemporel et insitué.
Car on dit que le roi est mort. On l’a toujours dit. Même quand le roi est bien vivant, on a l’habitude de chuchoter sa mort. Mais ces derniers temps on l’annonce plus volontiers que d’habitude. Il faut dire qu’il n’y a quasiment plus de déclarations officielles sur la santé du roi depuis des mois. Les dernières nouvelles de la part de l’entourage royal remontent à deux ans. Donc cet appel du lundi arrive trop tard ; les rumeurs s’intensifient et se précisent, au sujet des nombreuses et lourdes opérations sur le corps du roi.
Publié en septembre 2016 aux éditions de l’Ogre, « Le bal des ardents » amplifie et transmute les qualités qui nous avaient déjà enchanté dans son premier roman, « Quelques rides ». La petite cité de pêche et de modeste construction navale tentant de s’inventer un destin touristique et balnéaire, en proie aux passions et aux obsessions privées, s’est transformée en une vaste métropole qui pourrait parfaitement être universelle, bouillonnement de commerce et de vie situé suffisamment loin d’un pouvoir politique conservateur et écrasant pour incarner, si loisible et si possible, la possibilité d’une rébellion – et en tout cas, le bruissement d’un collectif se tressant peut-être autour de tous ces individus, justement. Le delta d’un fleuve, des rizières, des mangroves, une île-prison qui fait davantage tinter l’imagination, à quelques indices clairsemés, en direction de Poulo Condor que d’Alcatraz, un souverain héréditaire à la succession puissamment ritualisée qui résonne des saveurs d’un Bao Daï, d’un Sihanouk ou d’un Rama VII, des boomerangs, des huîtres perlières et des cauris : les images d’une Asie du Sud-Est syncrétique, mêlant ses océans indiens et ses tentations mélanésiennes, renforcées par la somptueuse couverture qui y glisse Malacca et la Sonde, s’imposent doucement à la lectrice ou au lecteur.
Depuis la Colline-qui-Bouge, quartier à l’est du port, il regarde vers l’esplanade où sont encore sûrement les chanteurs. Il ne peut les voir parmi la foule indifférenciée qui noircit la place. On voit très bien l’autre colline de la ville en revanche, les palmiers au loin, ceux qu’il a remarqués quand il est passé tout à l’heure le long des grillages. Il a vu que la clinique fonctionne comme si de rien n’était, patients et médecins. C’est comme si le parc médical n’avait pas entendu parler du carnaval ou de l’avancée des troupes. Yasen est maintenant tout en haut, sur le parking de la cité administrative, et peut depuis le grand bâtiment qui surplombe le quartier regarder les palmiers et les parterres d’aloe vera qui peuplent le parc de l’hôpital psychiatrique, imaginer les promenades des patients dans les jungles, les carpes des petits étangs, les livraisons à l’arrière, le camion qui livre les rougets, les coquilles, les hâ, les conversations paisibles des malades et de leurs médecins, sans intérêt aucun pour le carnaval, sans intérêt pour les rois, sans rois, à l’ombre des yuccas géants.
Tandis que dans les jungles et les allées rôdent quelques spectres conradiens, ceux peut-être de Lingard, d’Almayer, de Willems ou de Jim, des forces – fortuites ou nécessaires – se rassemblent, des esprits s’échauffent, des agacements se muent en débuts de rage, des enchaînements tragiques se préparent, tandis que les rêves et les gamberges de chacune et de chacun, apparemment bien disjoints, se mettent doucement, mais en accélérant, à converger pour s’entrechoquer. Si l’on trouve dans la toile de fond du « Bal des ardents », somptueuse et intense, toute la ferveur populaire révoltée qui irrigue le « 14 juillet » d’Éric Vuillard, toute l’ébullition et le potentiel de montée aux extrêmes de « L’esprit de l’ivresse » de Loïc Merle, et même une bonne part de l’historicité rusée de « L’Œil de Carafa » des Wu Ming, Fabien Clouette développe ici une poétique unique par sa focalisation sur les rêves éveillés, les terreurs intimes et les secrets mensonges de ses protagonistes, qu’il exprime tantôt par allusions et cryptages (l’obscur rocher appelé Rockall accédant ainsi par exemple à un statut mythique), tantôt par incisions foudroyantes en usant de lexiques spécifiques (un mot suffit bien souvent), qu’il fait alors surgir comme autant d’armes et de scalpels, comme le pratiquait – talent fort rare – le Saint-John Perse d’ « Anabase », d’ « Amers » ou de « Vents ».
Le boomerang finit dans la main de Yasen, et tout est relancé au-dessus des cimes. Au-dessus des miniatures et des bombes qui filent sous la pluie à la vitesse des trains. Ca pourrait être des insectes, des insectes noyés. Il y en a un qui ralentit, un autre qui manque de tomber et qui stoppe. Les autres sont loin, droits comme des brise-lames, la tête froide, qui ne peuvent que regarder les concurrents qui précèdent. Et leurs petites lumières, les compteurs. On rallume les phares sans faire exprès, dans un écart, et on les éteint car c’est la règle. Mais c’est surtout plus beau. Et si on tombe, on tombe. On sera propre sur le goudron et sa pellicule de pluie. Juste quelques ombres bleues et vertes sur le nez et la bouche qui s’effacent après avoir été fixes longuement. Mais on ne tombera pas cette fois. Voilà ce qui court sur la route qu’on ne peut voir que depuis le vol. Et quand il revient de nouveau on y est encore. On est au beau milieu. Au beau milieu de la courbe.
Comme il l’avait déjà prototypé avec brio dans « Quelques rides », Fabien Clouette a su ici développer une profonde écriture métaphorique du déséquilibre et de la quête d’harmonie, une narration millimétrée dans laquelle chaque image et chaque mot concourent à créer cette sensation hybride, ce sentiment de l’individu en prise sur quelque chose qui le dépasse, dans lequel il s’agit pourtant de creuser sa niche propre, d’exister pour et malgré l’Histoire en quelque sorte.
Et cette nuit-là en particulier était très grise. Il y avait dans l’air et la profondeur la couleur des eaux remuées. Pourtant ça ne bougeait pas en surface depuis des mois. Alors c’était peut-être la densité de l’eau. Il n’y connaissait rien. En soudure, on abandonnait vite la biologie. Alors il restait là à regarder les programmes comme les autres, dans un faux sommeil, avec des mouvements très lents. Pour se mettre en état de travailler les prochaines heures, il imaginait un requin-pèlerin, immobile dans son avancée. Et les poussières et le plancton qui foncent dans les filtres. La grosse bête perdue dans un des coins du delta, marée haute, si bien qu’on voit son aileron alors qu’il a le ventre posé sur le fond. Le temps d’un cycle. Rester et attendre sans attendre. Il s’asseyait sur le strapontin et répétait les gestes. Face aux troncs cassés empilés, les mêmes propositions. Entre les œuvres vives et les œuvres mortes, restent les gestes et les vitesses. Et puis on ouvre le sas comme d’habitude. On fait le travail. Mais justement, à force, il y a des jours où on ne fait pas comme d’habitude et où on fait tout sauter. Et plus tard il y aurait Rockall et les autres explosions. Rockall, une anecdote comme mille autres pour le monde – pour tout le monde sauf lui.
Fabien Clouette a su aussi trouver ici une nouvelle écriture de la guerre – qu’on l’appelle étrangère ou, par un de ces caprices sémantiques lourds de sens philosophique et politique, civile, telle que la décrypte si bien Ninon Grangé -, écriture doucereusement martiale qui entrecroise subtilement celle de la technique et celle de l’âme, qui associe dans un même mouvement Jacques Ellul et Jean Lartéguy. Une comparaison avec les moyens utilisés, chez le même éditeur, par Marie Cosnay dans « Cordelia la guerre » et par Quentin Leclerc dans « Saccage », serait sans doute diablement fructueuse.
Des trois retardataires en retrait de la manifestation, seul le plus vieux n’a pas terminé d’uriner sur les ruines des conserveries antiques. Les deux autres discutent, ou plutôt rient, sans que le motif de leur rigolade nous soit intelligible. Le vieux termine d’uriner, ferme sa braguette avec difficulté – c’est une braguette à boutons -, puis le groupe avance de nouveau vers la foule amassée sur le rond-point. Ils sont de ceux qu’on a enduits de poix et de plume, pour qu’ils aient l’air d’animaux. Certains jouent les chevaux de soldats au chef couvert de casseroles. D’autres jouent les tigres ; hommes sauvages chargés de poils de la tête aux pieds.
Par le truchement savoureux et pensif de Yasen et de Danvé, de Levant et de Tabulo, de Losange et de Orque-Anne, personnages qui ont toute la stature pour devenir au fil des ans et des lectures de véritables icônes littéraires, « Le bal des ardents » sollicite à la fois Mikhaïl Bakhtine et René Char pour concocter cet engin personnel et unique qui envoie Rabelais télescoper de front et d’oblique la fabrique de l’Histoire.
Mais si on commence à faire attention, on se retrouve à scruter tous les bouts de gras des rues des Soifs.
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Percutant. Fascinant. Humain, profondément humain.
Que vous assistiez à un combat entre de véritables légendes vivantes du MMA ou entre des teigneux à moitié saouls nés au milieu des champs de maïs, il y a toujours un octogone, toujours une clôture, toujours un couloir d'accès réservé aux combattants. Il y a de la musique quand ils font leur entrée. Il y a des fans baraqués et des présentateurs bedonnants, des chariots remplis de bières fraîches et des projecteurs laser qui éclairent la cage du sol au plafond. Et, toujours, des filles de ring.
C'est en voyant Sean combattre dans une cage octogonale dans une salle de Des Moines, Iowa, que Kit connait sa première expérience extatique. Elle est étudiante en philosophie, elle vient de s'échapper d'un séminaire barbant sur la phénoménologie. Elle devient immédiatement accroc à la sensation qu'elle vient d'éprouver en voyant deux combattants de freefight ou MMA (mixte martial arts) se tabasser jusqu'au forfait. Elle décide d'en faire son objet d'études. Pendant deux ans, elle va jouer les spacetakers pour Sean et Erik, un rôle entre oreille amicale et présence attentive.
Erik et Sean n'ont rien en commun sinon le fait qu'ils pourraient, peut-être, devenir des légendes. Et le fait que Kit les ait choisis, en espérant une occasion de retrouver et d'analyser cette extase qu'elle a éprouvée, quand le combat devient ballet, quand la viande qui cogne contre la viande devient autre chose, quand elle-même échappe à son propre corps. Le premier est sur le point de prendre son envol, le second est sur la pente descendante, l'un est souple et dansant, l'autre encaisse de façon surnaturelle, l'un s'affame et s'assoiffe de façon spectaculaire, l'autre dépasse toujours le poids autorisé sur les pesées, l'un brûle les ponts autour de lui, l'autre cherche à rétablir une attache avec le monde ordinaire... Et, à leurs côtés, l'étudiante passe de la fascination à l'obsession.
Jobs pourris, respect variable, renommée fugace. Les combattants vivent dans un monde en vase clos, où seule est admise la réalité brute et simple. Os brisés, chair éclatée, nez cassé, ligaments déchirés, commotion cérébrale. La cage est aussi celle du corps, dont les combattants secouent les barreaux mais sans pouvoir s'en échapper totalement.
La Cage, c'est deux tranches de vie nues jusqu'à l'os, épaisses et humaines, et le regard touchant et de plus en plus halluciné d'une jeune étudiante qui s'enfonce à la recherche d'une expérience unique. Et qui embrasse tout un monde à bras le corps.
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Charybde ferme ses portes jusqu'au 19 août inclus. Retour en fanfare le samedi 20 août à 10h !
Attention, les commandes en ligne qui seront enregistrées pendant cette période seront envoyées à la réouverture.
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Tordre, tout en le respectant profondément, le roman maritime dense et flamboyant hérité d’Herman Melville et de Joseph Conrad, le gauchir à l’aide d’éléments évoluant à la marge du policier et du fantastique, puis lui donner les dimensions d’un monde en imaginant les centaines de pages du journal d’un protagoniste essentiel de l’aventure, écrites vingt ans après, expliquant (en partie) le mystère original tout en lui donnant l’épaisseur d’un univers entier : c’est le pari un peu fou tenté par l’Allemand Hans Henny Jahnn, fils de constructeur de navires à Hambourg, précoce homme de théâtre, musicien spécialisé dans l’orgue, et fondateur et animateur de communauté économico-mystique.
Comme surgi du brouillard, le beau navire apparut d’un seul coup. Avec sa large proue brun-jaune, structurée par des joints noirs calfatés de poix, et l’ordonnance rigide de ses trois mâts, les vergues imposantes, les cordages des haubans et du gréement. Les voiles rouges étaient fixées aux espars et ferlées. Deux petits remorqueurs à vapeur, amarrés à l’avant et à l’arrière du navire, l’amenaient vers le mur du quai.
Aussitôt, trois messieurs compétents furent sur place, qui savaient expliquer exactement de quoi il s’agissait. Un grand trois-mâts. Quelques milliers de mètres carrés de voilure. Le vieux Lionel Escott Macfie Esq. de Hepburn-on-Tine l’avait construit en teck et en chêne. Un original, un homme qui appartenait à un autre siècle. Mais un génie des lignes courbes. À l’aide de quelques tables et de gigantesques pistolets qu’il avait taillés lui-même, il dessinait la forme des couples sur un solide papier blanc. C’était un spectacle merveilleux : suivre comment une construction en engendrait une autre. En travaillant, il tirait la langue, clignait les yeux d’un air critique, marquait immédiatement, avec de beaux timbres, les endroits où fixer des boulons de cuivre, où chanfreiner une planche pour l’assembler à d’autres. Ces messieurs savaient raconter ce genre de choses. On pouvait voir, et ils expliquaient donc, qu’ici on avait mis en place une quille d’un travail de charpente incomparable. Les lourdes poutres, ayant encore l’aspect de troncs, se chevillaient, s’entrelaçaient, boulonnées entre elles presque sans faille ; avec des éléments coudés en saillie, pour recevoir les bois élancés des membrures.
Les 230 pages d’une folle intensité du « Navire de bois », publiées en 1949, traduites en français en 1993 par René Radrizzani chez José Corti, offrent ainsi un récit condensé, puissant, allégorique et follement mystérieux, qui forment un tout mais servent également de prélude et de référence aux presque 1 400 pages des « Cahiers de Gustav Anias Horn après qu’il eut atteint quarante-neuf ans » (dont je vous parlerai cet été), qui forment donc la majeure partie du cycle « Fleuve sans rives », écrit entre 1934 et 1947, de l’auteur.
Deux semaines après, bien des événements s’étaient produits qui remplissaient les douaniers de soucis. Le navire n’avait pas bougé. Les voiles rouges avaient été dégréées et rangées dans leur soute. Dès que les employés virent les mâts nus, leurs fronts se plissèrent. Ils auraient dû avouer qu’ils s’étaient trompés au sujet du navire. On ne pouvait se fier aux experts. Et les instances supérieures, on le savait bien, ne devaient aucun compte aux subalternes. Il était désagréable de voir enfreindre les règles valables et reconnues, le banal faire place à l’insolite. on pouvait constater que quelque part, en Angleterre, avait été construit un voilier superbe, mais peu pratique. Pour le compte de celui que cela concernait. Sans moteur auxiliaire, quelque chose de démodé, sans usage défini. Une entreprise inutile. Des planches qui dureraient au-delà d’un siècle. L’image d’un spleen. Du gaspillage. Quelque chose d’irrationnel, de presque criminel. Une agression contre la société et ses opinions. Il restait à quai, et l’armateur devait payer les taxes portuaires. Peut-être aussi y avait-il des procès en cours. Les caisses de certaines banques ne voulaient pas avancer les fonds. Des affaires ne s’étaient pas faites. Ou des contrats n’avaient pas été respectés. L’équipage du navire avait été renvoyé. Le capitaine avait fait extraire quelques frusques de sa cabine. Il tirait derrière lui, au bout d’une laisse, un terre-neuve brun. Et ensuite avait disparu. Chassé. Déshonoré. Après tout, il avait eu d’abord la confiance de l’armateur, et avait été assez bon pour piloter à son premier voyage ce bateau neuf, jamais mis à l’essai.
Voilier de commerce aux performances a priori réputées mais à l’architecture inhabituelle, voire subtilement inquiétante, armateur discret aux liens encore plus discrets avec le gouvernement, cargaison si mystérieuse et si secrète que la simple hypothèse d’une tentative pour ouvrir subrepticement une de ses caisses, par curiosité, provoque le licenciement presque intégral du premier équipage pressenti, alors que douaniers et badauds professionnels du grand port supputent et s’interrogent : l’atmosphère et le décor mis en scène d’emblée par Hans Henny Jahnn agripperont la lectrice ou le lecteur pour ne plus les lâcher, avant même que les personnages, emblématiques, subtilement expressionnistes, ne s’installent à bord.
L’armateur, le subrécargue – en charge de la précieuse cargaison, donc -, le nouveau capitaine, sa fille, le fiancé de celle-ci, non prévu à bord initialement qui embarquera comme passager clandestin avant d’être « régularisé », l’équipage, parmi lequel se distingueront au fil des pages le cuisinier, le vieux maître voilier, le charpentier, ou encore tel ou tel matelot : dans le jeu complexe des disciplines, des politesses réelles ou de façade, des confidences échangées, cette galerie de personnages acquiert très vite une vie intense et inquiétante, comme catalysée par l’architecture intérieure incompréhensible du navire et par l’aura puissamment délétère qui environne la cargaison inexpliquée et la destination inconnue.
Il n’était donc pas surprenant que se présentât un monsieur que personne ne connaissait, qui ne donnait pas son nom, un monsieur vêtu d’un complet gris de grande distinction. Il portait un manteau d’un tissu grossier, en forme de cloche. Le visage rasé de près, les traits sévères, presque inhumains, en tout cas labourés par la crainte que lui inspirait l’importance de sa tâche. Un homme dont le front manifestait une une absolue maîtrise de soi, à la hauteur de tout imprévu, toute aventure. Lorsqu’on se trouvait subitement face à lui, on était saisi d’effroi. Il imposait le respect. Pourtant, ce qui frappait n’était pas l’aspect sublime de ce sentiment. Il s’y mêlait un soupçon de quelque chose d’interdit. Un marchand d’esclaves, un négociant inflexible, ou le sens extrême du devoir, à un poste perdu, poussé jusqu’à une inutile cruauté. Quelque chose d’inquiétant émanait de cet homme. Il avait un visage impassible qu’on pouvait considérer comme impitoyable ou criminel. Et ce silence implacable et obstiné de ses lèvres !
C’était le subrécargue, comme on l’apprit par la suite. Il se montra quelques jours. Afin qu’on s’habitue à lui. Ou dans quelque autre intention. Il montait à bord, disparaissait derrière les hublots, réapparaissait.
Seuls les employés semblaient être parfaitement renseignés sur l’importance de cette personnalité. Ils lui adressaient des saluts de service, ne s’aventurant pas à proximité immédiate de l’homme.
La lectrice ou le lecteur se raccrocheront fatalement, alors que le récit progresse de plus en plus insidieusement, donnant à chaque fait, anodin ou non, un retentissement narratif extrême – pouvoir de l’imagination du lecteur génialement et vicieusement stimulée par l’auteur -, aux étais les plus solides à leur disposition, héros du Joseph Conrad de « La folie Almayer » ou de « La rescousse », circonstances du « Moby Dick » d’Herman Melville (éventuellement distordues par le Pierre Senges de « Achab (séquelles) »), doutes intimes des capitaines de C.S. Forester ou de Patrick O’Brian, et plus encore sans doute du « Pilote » d’Édouard Peisson, mais aussi aux repères arrachés aux enquêtes policières familières ou aux fables fantastiques mieux connues. Toutes ces tentatives pour se rassurer ou se reboussoler demeureront inutiles : seule peut-être la folie gothique et baroque du « Gormenghast » de Mervyn Peake pourrait être in fine de quelque secours. « Le navire de bois », découvert tout récemment grâce à Emmanuel Requette, l’animateur de l’ixelloise librairie Ptyx, resplendira, seul de son genre, jouant de nos attentes pour mieux nous dérouter et nous transporter, encore plus loin, ailleurs.
Sur la porte du local où le subrécargue s’était installé, Waldemar Strunck trouva épinglée une petite carte où était imprimé le nom « Georg Lauffer ». De toute évidence, ce carton était destiné à rappeler aux visiteurs éventuels qu’ils ne devaient pas entrer en coup de vent, sans s’être quelque peu recueillis, qu’ils pénétraient dans un territoire étranger et avaient à y adapter leur comportement. La froideur distante qui émane des guichets publics. Ou encore, le mandataire d’une éminente autorité (peu importe d’ailleurs sa fonction) en avait assez de n’être considéré que comme un personnage gris, comme l’incarnation d’un devoir suspect. Il voulait, par ce moyen, graver son nom dans la mémoire de tout le monde et devenir un homme ordinaire. Le capitaine frappa à la porte. Et entra avant d’y avoir été invité.
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