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L'Education de Stony Mayhall

En 1968, quand sort La nuit des morts vivants de Romero, il s'agit d'un documentaire sur les premiers événements. La propagation d'une infection zombie a commencé, grosse secousse pour l'Amérique, mais l'Armée a tout brûlé et l'humanité se remet lentement. Les MV sont traqués et brûlés, les vivants qui les aident, souvent des proches, emprisonnés sans procès. Les campagnes médias se succèdent pour alimenter la parano et s'assurer que les gens se souviennent du choc.
 
1970, Iowa. Wanda Mayhall trouve une jeune morte au bord de la route, tenant un bébé dans ses bras, mort lui aussi. Mais le petit mort bouge. Wanda a beau savoir qu'elle ne peut pas le garder sans mettre en danger ses voisins, ses filles et elle, elle ne peut pas non plus l'abandonner ou le livrer aux "Fossoyeurs". C'est le début de l'histoire de Stony Mayhall, le bébé mort qui a su grandir.
 
Daryl Gregory ne perd pas de temps avec les clichés du genre : ils sont clairement présents mais hors champ. Connivence avec un lecteur qui les connait forcément par coeur : "Nous avons maté et kiffé  les mêmes toiles" semble nous dire l'auteur, "regardons plutôt ce qui n'y est pas".
En effet, loin des effets pyrotechniques, le roman évoque cette Amérique qu'on connait bien, entre parano et fascination. Celle du Chemin de fer clandestin, celle de Guantanamo et du Patriot Act. Celle qui sait si bien tracer une ligne entre les vrais citoyens et les autres. Car si tous les MV se définissent par rapport à la morsure, tous les vivants se définissent par rapport à la menace : curiosité insatiable, racisme ordinaire, soutien, terreur, violence...
 
Les morts vivants de Daryl Gregory sont impossibles : aucune radiation, aucune bactérie, aucun virus ne peux expliquer le phénomène. Et plus l'on cherche, plus on bute sur l'inexplicable. Stony s'acharne à repousser ses limites, pendant que la rumeur enfle chez les MV : il paraît que Stony est un miracle, il paraît qu'il a grandi, ce serait lui le messie que tous attendent. Nativité zombie pour Apocalypse en gestation. Et la résistance MV a beau être organisée, elle n'en est pas moins divisée : divergences d'objectifs, de moyens, de définition. Au sein des querelles politiques et religieuses, Stony représente un enjeu majeur.
 
L'éducation de Stony Mayhall passe de l'humour au désespoir, de l'amertume à la paix. Les personnages, fouillés et attachants, évoluent dans des situations complexes où la "bonne solution" n'existe pas. De la très belle littérature, intelligente et bouleversante.

Quién es ?

Le monologue de Billy the Kid, la rébellion instinctive, ses conséquences. Magnifique.

Publiée en 2010 chez Joëlle Losfeld, la douzième œuvre de Sébastien Doubinsky N’EST PAS une n-ième biographie ou pseudo-biographie de Billy the Kid (même si le thème peut se targuer à bon droit d’illustres prédécesseurs, tels le Borges de "Histoire de l’infamie"), mais une utilisation sensible et intelligente de la figure singulière et mythique du jeune bandit du Far West pour explorer, dans une direction chère à l’auteur, les ressorts possibles et les aboutissants de la rébellion INSTINCTIVE.

Non pas celle, dotée d’une théorie politique, mise en scène par exemple par l’Ernst Jünger du "recours aux forêts" ("Traité du rebelle", 1951), avec un agenda (comme on dirait en anglais) bien différent, mais bien celle, correspondant à une grande partie des témoignages – hors celui, terriblement biaisé comme on le sait, de Pat Garrett – sur l’outlaw aux quatre pseudonymes, qui naît comme par accident d’un irrépressible besoin de justice, ici et maintenant, et balaie de ce fait toute convention sociale à l’instant t, pour devoir ensuite en vivre et assumer les conséquences.

À partir de cela, Sébastien Doubinsky nous crée ce magnifique monologue intérieur, usant d’une habile forme, alliage de mots d’autodidacte, apparemment rugueux, qui peinent à éclore, et de leitmotivs ou d’idées se précisant toujours davantage, alors que la fatale chambre de Fort Summer semble maintenant se rapprocher à grands pas, monologue convoquant crimes et délits passés, épisodes de bonheur simple, rencontres féminines plus ou moins éphémères, et surtout moments fondateurs d’une vie et d’un mythe, autour de ce que Billy appelle le COMMENCEMENT et le DÉBUT, et qu’il devra réaffirmer ensuite, sans arrêt, pour mener sa vie.

"J’avais déjà COMMENCÉ certaines choses à l’époque, mais on ne pouvait pas parler véritablement d’un DÉBUT – une motte de beurre m’avait valu une sacrée remontée de bretelles de la part du shérif Whitehill – il avait les joues violacées de colère et ses dents jaunes claquaient près de mon nez mais je n’étais pas terrifié – honteux, oui, de m’être fait prendre, c’était la première fois que je volais quelque chose – mais je le regardais s’énerver sur moi, sa main tordant mon oreille comme dans les dessins comiques des gazettes, je le regardais comme si j’étais en dehors de moi-même, mes yeux flottant loin de mon visage pour mieux m’imprégner de cette scène – Whitehill au visage violacé par la colère sous son grand chapeau blanc et son étoile cuivrée qui vibrait sur sa poitrine, accrochée au gilet de cuit en veau mexicain – c’était un homme d’une grande bonté et je ne laisserais jamais dire à quiconque que tous les shérifs sont des ordures – ce sont des hommes comme les autres qui ont juste accepté de se laisser transpercer par leur devoir et il y en a parmi eux qui le vivent comme une blessure permanente et ceux-là doivent être respectés et honorés comme des pères – bien entendu, les autres peuvent crever."

Week-end à Pripiat

Tourisme du désastre à Tchernobyl : un album photo envoûtant au service d'un projet fort.

Publié en juin 2012, ce beau livre associe 26 photographies saisissantes de Patrick Imbert et un bref texte de commentaire de Frédéric Jaccaud, pour créer une oeuvre forte d'anthropologie photographique, s'inscrivant dans le projet ambitieux de rendre compte d'un "tourisme du désastre".

Monuments militaires défraîchis, escaliers industriels aux flaques potentiellement révélatrices, balançoires ou autos tamponneuses rouillées (aux curieuses allures de scène fondatrice d'un "Terminator"), rassemblements ponctuels de touristes, de journalistes, d'enquêteurs ou de militants sur "les lieux", ... toutes ces images dévoilent une essence volatile mais désormais inoccultable de la ville de Pripiat, située aux toutes premières loges de la catastrophe de Tchernobyl.

Résonnant au gré des pages avec le "Retour de Tchernobyl - Journal d'un homme en colère" de Jean-Pierre Dupuy, ou bien avec le "Last & Lost - Atlas d'une Europe fantôme" du collectif photographique et littéraire conduit par Katharina Raabe et Monika Sznajderman, un parcours envoûtant pour un projet d'une grande force.

"Il n'y a aucune vérité à tirer des clichés du "Tourisme du désastre", aucun art - peut-être, à tout le moins, celui de la digression visuelle ou de l'anecdote - les photographies exposent, dans une économie de moyens rare, la grandeur et la décadence de petites gens précipités dans des hauts lieux qui les dépassent. L'organe photographique fixe et révèle le lieu, lui-même fixé et révélé par l'homme qui s'y tient debout. Dans ce complexe jeu de miroirs, le projet raconte l'histoire d'un oeil, un regard porté sur une part d'histoire, sur les séquelles volontaires et involontaires d'un monde tributaire de l'image."

 

L'envoleuse

Proches depuis si longtemps et au soir de leur vie, Romain et Guillemette évoquent leur enfance, la dureté des parents - la violence transmise, les silences effrayants -, et, cœur toujours palpitant de leurs souvenirs, leur désir commun pour Gisèle, camarade de classe au corps volumineux, à la chair attirante, maternelle et érotique.

«Je me souviens de son odeur de feuilles de poussière de nuits miellées, celles de nos banlieues loin de Paris mais loin des forêts. Je me souviens de son odeur de chaud et de peur, son front brillait de sueur, ses bras ruisselaient et c’est comme cela que je l’ai aimée, dans des plis de robe et d’eau. Jamais mon corps n’a été si grand, si vaste, jamais mes poumons n’ont accueilli autant d’air, autant de vie, jamais je n’ai senti si près de me bouche autant de cris joyeux.»

Figure de désir aux antipodes des stéréotypes adultes, avec son corps de reine blanche et placide qui semblait dès l’enfance être celui d’une femme, avec une attitude qui semblait détachée des liens qui font souffrir, Gisèle était entière. Elle n’était pas aimée de sa mère, elle n’avait pas de père, mais elle, elle était libre.

«Gisèle bâille, la bouche grande ouverte comme si elle voulait s'aspirer elle-même, toute entière dans son corps. Elle regarde la maîtresse comme on regarde une mouche, elle la chasse de son cerveau génial : un monde exprimé dans un corps, un monde qui fait un tout, un seul et qui expiré tout : la chanson des rondes, les peupliers des rondes, la craie blanche, le pain du goûter, Colette et la blouse de la maîtresse constellée de grosses fleurs bleues comme la robe de chambre de maman.»

«L’envoleuse», à paraître fin août 2014 aux éditions Verdier, résonne très fortement avec le magnifique «Césarine de nuit» d’Antoine Wauters, et réussit également la prouesse de dire, avec justesse et sans commisération, les cœurs abimés de l’enfance et le désir intact en dépit des années, dans un récit intense qui s’écoule comme un chant célébrant avant tout la force du langage.

«Je veux te faire avaler de force tous ces mots qui bouillonnent en nous depuis une éternité d’années pour que tu puisses trouver le repos. Tuons avec nos mots celle qui t’aima, qui m’aima, qui fut cruelle et belle, aimable mais fuyante comme le pain qui s’émiette faute de mieux sur les tables froides des hôpitaux.»