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2666

Lire 2666 de Roberto Bolaño est un petit défi.

Écrire sur 2666 est un défi beaucoup plus grand, tant ce livre est un monde, comme s'il avait l'ambition et réussissait à englober l'humanité et la littérature en un seul livre.

A travers la recherche de l'écrivain invisible Benno von Archimboldo par quatre universitaires européens qui lui ont consacré leur vie, on aboutit au Mexique, à Santa Teresa, ville où des centaines de crimes de femmes sont commis et non élucidés, inspirés par les crimes réels de Ciudad Juarez.

Santa Teresa est le centre de gravité de ce livre, le lieu vers lequel tous les personnages convergent.

2666 est l'humanité. Comme dans la vie, certains personnages restent et d'autres passent, et on ne le sait pas quand on les croise pour la première fois. Ni pour la dernière fois. 2666 nous fait parcourir le vingtième siècle européen avec la vie d'Archimboldi, nous emmène d'Europe au Mexique, nous fait errer. 2666 contient en lui l'errance, le désœuvrement et le spectacle de la folie. Avec la longue litanie des crimes de Santa Teresa décrits de façon froide, clinique, on est dans la déshumanisation des crimes qui ouvre la porte de l'horreur.

2666 est la littérature, et on a parfois le sentiment que le livre ne parle que de lui-même.

« ... son ancien collègue autrichien, qui préférait nettement, sans discussion, l'œuvre mineure à l'œuvre majeure. Il choisissait "La métamorphose" plutôt que "Le Procès"..., "Un cœur simple" plutôt que "Bouvard et Pécuchet"... Quel triste paradoxe, pensa Amalfitano. Même les pharmaciens cultivés ne se risquent plus aux grandes œuvres imparfaites, torrentielles, celles qui ouvrent des chemins dans l'inconnu. Ils choisissent les exercices parfaits des grands maîtres. Ou ce qui revient au même : ils veulent voir les grands maîtres dans des séances d'escrime d'entraînement, mais ne veulent rien savoir des vrais combats, ou les grands maîtres luttent contre ça, ce ça qui nous terrifie tous, ce ça qui effraie et charge cornes baissées, et il y a du sang et des blessures mortelles et de la puanteur. »

2666 est un continent, un océan, un grand livre.

Zone de combat

Intense travail fictionnel sur le langage de la peur au quotidien, lénifiant ou violent.

Publié en 2007, le second texte d'Hugues Jallon poursuit un remarquable travail de subversion et de retournement de la langue. Après avoir ainsi "traité" le vocabulaire et la syntaxe des "rapports" des services secrets et autres officines à propos du développement incontrôlé des paradis fiscaux dans "La Base. Rapport d'enquête sur un point de déséquilibre majeur en haute mer" en 2004, il s'attaque ici avec un talent déroutant au vocabulaire de la peur quotidienne et médiatisée.

Ces 25 "semaines" de préceptes, de méditations et de prescriptions s'adressent à un lecteur inconnu, qui hésite selon les moments, ou selon les mots, entre assumer le rôle d'un combattant victime de stress post-traumatique, d'un consommateur lambda exposé à d'éventuels attentats dans des centres commerciaux, d'un cadre supérieur ou dirigeant surmené, sentant venir le licenciement en même temps que le "burn-out", ou encore d'un simple couple parental devant à tout prix "protéger" sa progéniture, ou d'oligarques réfugiés dans leurs bunkers plus ou moins métaphoriques et assistant à la montée inexorable des périls...

La langue se fait tour à tour technicienne, doucereuse, rassurante, ou au contraire violente, impérative et incantatoire, sur un mode pas si éloigné des "Slogans" de Maria Soudaïeva / Antoine Volodine. Un texte parfois déroutant mais extrêmement fort.

"DANS LA ZONE DE COMBAT

nous le savons

quelques consignes claires assureront une prolongation significative de votre activité quand bien même le suivi régulier des procédures, l'observation rigoureuse d'instructions personnalisées, la reprise des exercices inscrits au programme, la remontée de l'indice de confort général, le redressement significatif des profits personnels

s'achèveraient en tuerie générale."

"LAISSER PARLER SON FOR INTÉRIEUR.
SE RASSURER.

Seulement voilà.
Bien à l'abri dans les étages supérieurs
les yeux fixés sur le paysage
c'est ça
bien à l'abri dans les étages supérieurs
nous avons observé
la mise sous protection de nos intérêts vitaux
les efforts accomplis dans la surveillance des filières
l'amélioration sensible de notre capacité de réaction.

SE PROJETER DANS L'AVENIR.
DÉFINIR DES OBJECTIFS.
MÊME LES PLUS MODESTES."

 

Vies minuscules

"Vies minuscules" est comme l'ascension d'une paroi rocheuse. L'ascension est lente, demande un effort, mais la paroi offre de multiples prises pour l'esprit, et des plateaux où l'on peut reprendre son souffle, et cheminer paisiblement dans le texte.

Puis, quand on a parcouru l'ensemble, on peut revenir, s'y attarder, en jouir sans effort.

"Vies minuscules" nous montre une France archaïque, paysanne, catholique. Même si certaines histoires se déroulent dans la deuxième moitié du 20ème siècle, le monde qui apparait sous nos yeux appartient encore au 19ème siècle.

Avec un matériau romanesque souvent très mince, un fragment d'histoire réel ou imaginé, Pierre Michon nous fait voir un monde ; telle la vie d'André Dufourneau, orphelin hébergé comme garçon de ferme chez ses arrière grands-parents pendant dix ans et parti en Afrique faire fortune, dont le destin et la mort sont un morceau de la légende familiale.

Mais, le sujet central du livre, ce sont les mots, l'écriture et les doutes de celui qui a la prétention de devenir écrivain.

"On me disait ainsi qu'à Paris m'attendait peut-être une manière de guérison ; mais je savais, hélas, que si j'allais y proposer mes immodestes et parcimonieux écrits, on en démasquerait aussitôt l'esbroufe, on verrait bien que j'étais, en quelque façon «illettré»".

Des vies minuscules transfigurées par une écriture majuscule.

La minute prescrite pour l'assaut

Annoncée, évidente depuis plusieurs années pour Kléber, le héros du livre, la fin du monde est là - attentats et guerre nucléaire, fièvre hémorragique tueuse de masse, enfants accros aux jeux vidéos qui deviennent des assassins sanguinaires, forces spéciales de sécurité qui tuent sans sommation... - une fin du monde causée par la marchandisation, les pavillons de banlieue et les centres commerciaux et surtout par l'acceptation de ce monde.

« Elle se redressa, se cambra pour voir le plan de travail de la cuisine. Il n'y avait plus de cheverny. Qu'est-ce-qu'elle picolait tout de même. Oui, mais elle savait l'Odyssée par cœur. Kléber lui avait souvent dit qu'une fille qui savait l'Odyssée par cœur, tenait l'alcool comme elle et de plus connaissait le sens des mots « procrastination » et « obsidional », tout ça alors qu'elle était née après le premier choc pétrolier, eh bien, une fille comme ça n'avait rien à craindre, même si elle souffrait précisément, d'après lui, de procrastination obsidionale. »

Dans ce chaos, « La minute prescrite pour l'assaut » est un mode d'emploi pour la fin du monde, une ode à la littérature, à Proust, Chateaubriand, à l'Odyssée, au sexe, au plaisir, aux bons vins, au Bollinger vieilles vignes, aux séries B des années 70, à Richard Fleischer et à Amy Winehouse. L'éloge du plaisir, du contre-courant et de ce qui est inutile.

Un vrai coup de cœur, drôle et tragique.

L'activité frénétique de février

Mercredi 29 janvier, nous sommes fiers de recevoir Valentine Goby et David M. Thomas pour une rencontre croisée autour de la littérature concentrationnaire, à travers leurs romans respectifs : Kinderzimmer (Actes Sud) et Nos yeux maudits (Quidam). + d'infos.
 
Vendredi 31 janvier, Hugues Jallon, l'auteur de Zone de combat et Le début de quelque chose (Verticales) évoquera avec nous sa critique implacable des dérives, des phobies et de l’endoctrinement à l’œuvre dans nos sociétés occidentales contemporaines. + d'infos.
 
Du 31 janvier au 9 février, la librairie Scylla fête se 10 ans de l'autre côté du détroit ! Promotion de 50% sur tout son stock d'occasion, ouvertures exceptionnelles et apéro, à retrouver sur www.scylla.fr.
 
Jeudi 6 février, l'auteur et metteur en scène Jean-François Peyret jouera notre libraire d'un soir et présentera une sélection de livres qu'il aime. + d'infos.
 
Mercredi 12 février, nous aurons la joie d'accueillir Laird Hunt, écrivain célébré, professeur de littérature et d'écriture à l'Université du Colorado, à l'occasion de la parution de son dernier roman Les bonnes gens (Actes Sud). + d'infos.
 
Jeudi 20 février, après sa lecture musicale de La France tranquille qui nous avait ravis en 2011, Olivier Bordaçarre revient en Charybde pour évoquer son nouveau roman Dernier désir (Fayard). + d'infos.
 
Mardi 25 février, vous pourrez nous retrouver comme librairie volante au ciné-club de l'Institut Henri Poincaré pour la projection du Voyage fantastique de Richard Fleischer (entrée libre mais sur inscription : www.ihp.fr)
 
Mercredi 26 février, nous avons le plaisir de recevoir Mamadou Mahmoud N'Dongo à l'occasion de la parution de son dernier roman Les corps intermédiaires (Gallimard). + d'infos.
 
Vendredi 28 février, passez une soirée avec les éditions Zulma : George-Olivier Chateaureynaud présentera Épépé de Ferenc Karinthy. + d'infos.
 
A très bientôt, en Charybde ou en ligne !

Epépé

Ferenc Karinthy, auteur hongrois prolixe et à ce jour peu traduit en français, publia Épépé, qu’il considérait lui-même comme son œuvre majeure, en Hongrie en 1970.

Budaï, un linguiste hongrois en partance pour un congrès à Helsinki, s’est endormi dans l’avion. À son arrivée, un bus le conduit au centre de la ville, où il se rend compte qu’il a par erreur (mais laquelle ?) débarqué dans un pays inconnu. Malgré sa connaissance exceptionnelle des langues, son esprit rationnel et extrêmement logique, son approche méthodique, son opiniâtreté, la langue de ce pays reste pour lui totalement hermétique. Et toutes ses tentatives pour repartir, tous ses questionnements pour comprendre, ne serait-ce qu’un mot, se heurtent à des regards indignés, torves, ou tout simplement vides.

Comment se faire entendre dans cette ville envahie par la foule, où se pressent partout des files d’attente monstrueuses ? Budaï est en proie à l’oppression et l’enfermement intellectuel et physique, totalement isolé dans une foule tentaculaire en perpétuel mouvement, «une masse gris noirâtre indifférente et impersonnelle, une chair à saucisse vivante et houleuse».

«Dans la rue, la circulation ne faiblit pas par rapport au soir précédent, toujours autant de véhicules et autant de piétons, klaxonnades, bousculades : il n’arrive pas à saisir où court et d’où afflue tout ce monde à cette heure-ci, du travail ou vers leur travail, ou dans quel but, et simplement qui sont tous ces gens, d’où jaillissent-ils constamment en un tel flot intarissable ?... Personne ne se soucie de lui, on ne daigne même pas le regarder, et si une seule seconde il cesse de se concentrer ou s’il rêvasse, il est aussitôt poussé d’un grand coup, propulsé dans n’importe quelle direction, il est laborieux de se maintenir debout. Il commence à constater que lui aussi doit se comporter violemment, jouer des épaules et des coudes s’il veut progresser ou atteindre un but quelconque.»

Grâce à son acharnement, il trouve le métro, réussit à se nourrir, à faire soigner une rage de dents, mais ne peut entrer en communication avec personne… ou presque. Bientôt son argent s’épuise, il est à la rue, et «ne possède plus rien, en dehors des quelques centimètres cubes de son crâne*».

Est-il dans un pays étranger, sur une autre planète ? Sa conscience s’effiloche dans ce cauchemar éveillé, il se fond dans le mouvement et en vient par moments à douter qu’un autre pays existe en dehors de son imagination. Vision totalitaire, métaphore de l’oppression en Hongrie après 1956, Épépé est un livre totalement captivant dans lequel on avance avec fièvre, comme Budaï, pour trouver une sortie.

*1984, George Orwell

En finir avec Eddy Bellegueule

"De mon enfance je n'ai aucun souvenir heureux. Je ne veux pas dire que jamais, durant ces années, je n'ai éprouvé un sentiment de bonheur ou de joie. Simplement la souffrance est totalitaire : tout ce qui n'entre pas dans son système, elle le fait disparaître."

Un jeune homme, étudiant normalien et issu d’un milieu très pauvre dans un village du Nord de la France, auquel sa délicatesse, ses manières efféminées et son attirance, alors refoulée, envers les hommes, n’ont valu que brimades, insultes et coups pendant toute son enfance et son adolescence, écrit et publie à seulement vingt-deux ans ce roman autobiographique.

Et c’est un livre remarquable, au ton juste, échappant pour l’essentiel aux écueils qui le menaçaient, et qui permet de toucher du doigt les barrières quasiment infranchissables de la pauvreté, de l’éducation et du langage, par le témoignage de celui, être exceptionnel, qui a réussi à franchir ce mur.

Le titre, «En finir avec Eddy Bellegueule», et la cohabitation dans le récit de la parole de l’auteur, devenu Edouard Louis, et des mots des parents et des habitants du village, font s’ériger ce mur du langage, entre ceux qui sont exclus et les autres.

"Bellegueule est un pédé puisqu’il reçoit des coups."

La violence, verbale ou physique, est omniprésente au village, envers le narrateur, les femmes, les immigrés, et les habitants, impuissants face à leur vie sans perspective et face à ce qui est la cause réelle de leurs maux (le manque d’argent, le travail harassant à l’usine, le chômage, l’exclusion), trouvent toujours, avec l’aide de la télévision constamment allumée, et que les enfants regardent six à huit heures par jour, d’autres cibles à stigmatiser : ceux, plus pauvres qu’eux, montrés du doigt comme des fainéants qui abusent du système, les noirs ou les arabes.

"Mais alors tu fous quoi de tes journées si tu n’as pas la télé ?"

En devenant pensionnaire à Amiens à son entrée en seconde, l’auteur réussit à s’extraire de son milieu, à briser l’enchaînement de vies identiques qui se succèdent d’une génération à l’autre, et nous livre ce récit vécu de l’intérieur et qui rappelle le mémorable «Quai de Ouistreham» de Florence Aubenas.

"Des années après, lisant la biographie de Marie-Antoinette par Stefan Zweig, je penserai aux habitants du village de mon enfance et en particulier à ma mère, lorsque Zweig parle de ces femmes enragées, anéanties par la faim et la misère, qui, en 1789, se rendent à Versailles pour protester et qui, à la vue du monarque, s'écrient spontanément "Vive le roi !" : leurs corps - ayant pris la parole à leur place - déchirés entre la soumission la plus totale au pouvoir et la révolte permanente."

Dachau Arbamafra

De quoi le prénom Dachau peut-il être le nom ? 130 pages échevelées et fortes pour y répondre.

Publié en 2012 aux Doigts dans la Prose, ce premier texte de Nicolas Le Golvan, paru six mois avant son roman « Reste l’été » chez Flammarion, porte, sous des dehors d’abord gouailleurs, la marque des grandes œuvres.

En 130 pages échevelées, voici donc la naissance, l’enfance et l’adolescence d’un mystérieux jeune homme, né à Gien d’un couple âgé, après le passage de trois sordides rois mages, que la crainte de leur retour vérificateur, promis pour l’année suivant la conception, contraint ses parents à prénommer Dachau.

Si le flot de l’écriture magnifique, tour à tour drôle, incisive et curieusement poétique, engloutit en effet, comme cela a été joliment dit par ailleurs, une étonnante anti-éducation sentimentale où une vieille dame indigne à force d’être trop digne, une petite amie ignorante et une routarde salvatrice se relaient pour faire de Dachau ce qu’il doit devenir, il est surtout mis au service, culminant dans un final hallucinant, d’une mise en perspective rageuse et audacieuse du devoir de mémoire du génocide, de sa récupération marchande, de ses cycles parfois impensables, associant selon la conjoncture ou la marche du temps, oubli et ignorance, négation perverse, culpabilité collective impossible à racheter, ou bien disneylandisation.

Cherchant avec fougue le sens de sa vie et de son nom, le jeune Arbamafra permet à Nicolas Le Golvan de nous donner un texte qui résonne fort, entre formules qui valent beaucoup plus que leur emporte-pièce apparent et réflexions hautes en couleurs sur un devenir mémoriel bien incertain.

Création purement littéraire qui pense pourtant savamment l’horreur, voici un texte qui vient aussi télescoper presque joyeusement les excellents « Kinderzimmer » de Valentine Goby et « Nos yeux maudits » de David M. Thomas, qui résonne avec les impensables images, d’une paisible noirceur, du « Week-end à Oswiecim » de Patrick Imbert, et qui pourrait s’insérer aisément dans le piège narratif total construit par Paul Verhaeghen avec son énorme « Oméga mineur ».

« On m’a donné le prénom des enfants incroyables, de ceux qui sont une promesse de vie opiniâtre, des poids plume à la naissance, aussi flasques qu’un rôti cru, sans ficelle ni barde et qui feront suer leur monde toute leur vie, assidus comme la pluie, fidèles au lever de chaque jour, corrosifs, pas possibles, increvables. Moi.

Moi, parce que ma mère avait ri dans ses larmes à l’annonce d’un fils. Moi pour ne pas dire franchement Isaac, une sorte de référence douce, un clin d’œil biblique. Non pas. C’était la Bible. Quelque chose de messianique est venu sourdre et gaver l’air d’une odeur prégnante d’épandage. Quelque chose a secoué l’espace, ici à Gien, où rien n’a jamais fait écho que les bombes de 40. »

« Justement, ce soir-là, ils étaient venus à trois, des étrangers, trois jeunes branleurs frappant à la porte postformée du pavillon de chez moi. Ils étaient trois et sont entrés par-dessus le paillasson. L’homme sage les a accueillis en résignation, espérant éteindre ce feu monstrueux qui les avait poussés chez lui sans hasard. Il connaît bien cette énergie qui roule les abrutis terreux, comme le bousier sa boule, jusque chez le vieux et sa femme, presque aussi vieille. »

 

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