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La folie et la mort

Quatrième roman et révélation d'une stylistique polyphonique au service d'une impitoyable charge politique.

Publié en 2000, le quatrième roman de Ken Bugul rompait avec le cycle des trois précédents, à très forte dominante autobiographique, pour affronter, dans toute sa cruauté, la réalité sociale et politique d'une certaine Afrique post-coloniale.

Ayant puissamment digéré la forme multiple et le recours à des champs stylistiques extrêmement variés, à l'instar des grands aînés Sonny Labou Tansi ou Ahmadou Kourouma, Ken Bugul peut ainsi nous proposer un récit à trois voix (un narrateur et deux narratrices), naviguant entre le réalisme micro-social (dont on la sait capable depuis ses débuts avec Le baobab fou), l'insertion de passages oniriques (où les contes traditionnels astucieusement remaniés prennent une présence et une actualité bien au-delà de leur rôle habituel de parabole), le détournement de discours officiels puisés auprès de divers despotes africains, et enfin la source intacte et caustique d'introspection et de réflexivité apportée par ses personnages principaux, lorsqu'ils se plongent dans les méandres de leurs pensées et de leurs émotions.

Au pays du Timonier, où règnent la corruption, la fausse modernité et l'impasse économique qui écrase et déracine les pauvres, pays désormais rythmé par les discours omniprésents à la radio (qui en devient presque un personnage à part entière), une jeune fille, Mom Dioum, revient au village, désespérée, voulant "renaître" après un terrible échec et une non moins terrible révélation, à la ville où le succès de ses études l'avait conduite. Las, ne parvenant pas davantage à se refondre dans la tradition qu'à digérer l'atroce modernité, elle disparaît, et sa meilleure amie, Fatou Ngouye, et son cousin Yoro devront à leur tour affronter la ville, à sa recherche.

Sous la formidable couche d'écriture aux voix si poignantes, avec leur rage et leur humour, il s'agit d'un récit de désespoir face à une impasse gigantesque, où les personnages, tout au long de leur tragique et brève destinée, devront peu à peu accepter le choix, le seul choix qui se présente au fond à eux : celui entre la folie et la mort, que la psychose corrompue mise en œuvre par les cliques au service du Timonier ne fait que confondre de plus en plus.

Sous sa grande dureté, un livre d'une brillante légèreté.

Tout d'un coup la foule se tut.
Fatou Ngouye n'avait pas bougé et pourtant elle brûlait comme de la paille.
Pas un son n'était sorti de sa bouche.
Rien.
Son corps était devenu comme une statue.
Pour certains qui commençaient à avoir peur, cela rappela les Écritures Saintes, quand la femme de Loth, à qui celui-ci avait demandé de marcher droit devant elle, désobéit et se retourna quand Dieu consum
a Sodome et Gomorrhe.
Le corps de Fatou Ngouye ressemblait à une statue au milieu de ce marché.
Personne n'osa s'approcher de cette statue au ventre dilaté, si dilaté qu'on avait l'impression que quelque chose de terrible allait en sortir.
Il n'y avait plus de traits sur son visage.
C'était une statue sans visage.
Fatou Ngouye finit ainsi sa vie à la grande ville.
Elle qui était venue chercher Mom Dioum dans cette ville, elle faisait désormais partie de cette ville, pour toujours.
Fixée dans la ville.
(...)

Au village tout le monde rêvait d'autre chose.
Et tous voulaient aller à la ville pour faire fortune rapidement.
La débrouillardise était la clé de la réussite, de la survie, sans scrupules, sans morale.
S'en sortir.
S'enrichir.
À tout prix.
Pour des millions de personnes de ces pays maudits du Continent.
Pour ceux qui avaient été un peu à l'école, c'était un atout de plus.
Et puis la ville, c'ét
ait la porte pour le grand exil, là-bas au loin.
L'Italie, les États-Unis ou à défaut la France qui n'était plus la destination de prédilection.
La Thaïlande, le Japon, Singapour, Hong Kong devenaient de plus en plus les pays convoités.
Surtout par ces temps du décret.
La circulation qui devenait de plus en plus dense souhaita la bienvenue à Fatou Ngouye et à Yoro le cousin de Mom Dioum à la ville.
Ils étaient émerveillés.
Par la circulation.
Par les odeurs.
Par le bruit.
Des voitures partout, des cris partout, du bruit partout, des odeurs partout, des tas d'immondices partout, des carcasses de toutes sortes partout.
Des carcasses de véhicules, de motos, de moutons, de chats, ils étaient émerveillés.
Ça pétaradait de partout.
Les gens criaient fort.
Les haut-parleurs déversaient des musiques de toutes sortes à qui mieux mieux.
Sans retenue.
Tout était permis donc à la ville.
(...)

 

La route des Flandres

Cavaliers et prisonniers, matière et mémoire. Chef d'œuvre.

Publié en 1960, le septième texte de Claude Simon fut celui de la reconnaissance « publique » (avec l’obtention du Prix de l’Express cette année-là). C’est avec lui que sa phrase complexe et sa narration déstructurée sont sans doute entrées dans l’histoire littéraire, pour culminer avec le prix Nobel de 1985.

Il est délicat de rendre compte du « propos » de ce texte, même s’il n’est pas du tout aussi difficile d’abord que ce qu’une certaine critique souvent teintée d’anti-intellectualisme se plaît à répandre, l'étiquette "Nouveau Roman" généralement accolée n'y ayant d'ailleurs pas grande signification, en l'espèce.

Une petite unité de cavalerie en 1940, conduite par De Reixach, un capitaine de vieille noblesse, est prise dans la débâcle. Quatre des cavaliers de l’unité, dont le narrateur et un ex-jockey de l’écurie de course de De Reixach, se retrouvent dans le même camp de prisonniers, où prend place un extraordinaire exercice de remémoration à plusieurs voix, remémoration hachée, incertaine, entrecoupée de digressions lorsque le flot de conscience d’un individu s’immisce subrepticement ou brutalement dans la reconstruction collective, remémoration qui voit se mêler, dans le doute, les erreurs, les confusions et les incertitudes, des bribes du printemps 1940, mais aussi des mois qui ont précédé, dans lesquels tient une place prépondérante un triangle amoureux et sexuel entre le capitaine, suicidé ou abattu – on a du mal à le savoir -, sa jeune épouse et le jockey disgracieux, triangle faisant écho, par delà les siècles écoulés, à une mythique histoire, quasiment fondatrice, au sein de la famille De Reixach, ce lointain passé remontant à la surface au hasard des anecdotes, des confidences revenant comme des bulles à la surface, que le récit fragmentaire des quatre prisonniers de guerre exhume peu à peu…

Les phrases magiques, qui peuvent aisément s’étendre sur plusieurs pages, dessinent des arabesques hypnotiques, ancrées dans les bas-flancs du Stalag comme dans ceux des écuries des De Reixach – où le culte des chevaux et de leur débordante animalité prend toute sa place, et construisent une boucle en ruban de Möbius dans lequel le roman lui-même n’est qu’un instant, sans début, sans fin, sans « révélation », démontrant à chaque occasion la difficulté intrinsèque de l’exercice de la mémoire.

Une relecture encore plus passionnante que ma première découverte du texte, il y a presque 30 ans…

Et son père parlant toujours, comme pour lui-même, parlant de ce comment s'appelait-il philosophe qui a dit que l'homme ne connaissait que deux moyens de s'approprier ce qui appartient aux autres, la guerre et le commerce, et qu'il choisissait en général tout d'abord le premier parce qu'il lui paraissait le plus facile et le plus rapide et ensuite, mais seulement après avoir découvert les inconvénients et les dangers du premier, le second, c'est-à-dire le commerce qui était un moyen non loin déloyal et brutal mais plus confortable, et qu'au demeurant tous les peuples étaient obligatoirement passés par ces deux phases et avaient chacun à son tour mis l'Europe à feu et à sang avant de se transformer en sociétés anonymes de commis voyageurs comme les Anglais mais que guerre et commerce n'étaient jamais l'un comme l'autre que l'expression de leur rapacité et cette rapacité elle-même la conséquence de l'ancestrale terreur de la faim et de la mort, ce qui faisait que tuer voler piller et vendre n'étaient en réalité qu'une seule et même chose un simple besoin celui de se rassurer, comme les gamins qui sifflent ou chantent fort pour se donner du courage en traversant une forêt la nuit, ce qui expliquait pourquoi le chant en choeur faisait partie au même titre que le maniement d'armes ou les exercices de tir du programme d'instruction des troupes parce que rien n'est pire que le silence quand,... (...)

L'imaginant donc, le voyant en train de lire consciencieusement l'un après l'autre chacun des vingt-trois volumes de prose larmoyante, idyllique et fumeuse, ingurgitant pêle-mêle les filandreuses et genevoises leçons d'harmonie, de solfège, d'éducation, de niaiserie, d'effusions et de génie, cet incendiaire bavardage de vagabond touche-à-tout, musicien, exhibitionniste et pleurard qui, à la fin, lui ferait appliquer contre sa tempe la bouche sinistre et glacée de ce... (et alors la voix de Blum disant : "Bien ! Donc il a trouvé, ou plutôt il a trouvé un moyen de trouver ce qu'on appelle une mort glorieuse. Dans la tradition de sa famille, dis-tu.

 

120 journées

Il n'est pas évident de parler de ce roman, et d'autres l'ont fait bien mieux que vos libraires préférés. N'hésitez pas à écouter la très belle et très juste chronique d'Alice Abdaloff dans la Salle 101.

Huit adolescents à divers niveaux d'un même collège sont enlevés par quatre adultes, enfermés avec eux dans un Silling qui évoque une briquetterie à l'abandon, une friche industrielle. Les grandes lignes sont annoncées clairement par les adultes : ils seront captifs 120 jours (120 chapitres) pas un de plus, pas un de moins. Entourés d'un violeur pédophile récidivste comme garde-chiourme et d'une mère infanticide comme intendante, ils devront se plier aux exercices auxquels on les soumettra.

Tous les dix jours, Duclos, auteur de pièces radiophoniques, doit intervenir (à distance) pour raconter une histoire aux adultes et adolescents de Silling. L'homme ne croit pas vraiment que son public existe, mais joue le jeu parce qu'il a besoin de payer ses factures, pour sa fille, sa crapote, avec laquelle il vit.

Les trois univers se côtoient, s'immiscent les uns dans les autres, poreux : l'intérieur de Silling, l'extérieur (via Duclos et sa fille), et les histoires qui sont des chapitres à part entière.

Empruntant aux 120 journées de Sodome du bon marquis sa construction et ses grands thèmes, Jérôme Noirez ne réécrit pas Sade. Certes il y a violence et une certaine forme de perversion : humiliation, viol, meurtre ; mais au second plan, souvent en hors champ. En pleine lumière, le corps de l'adolescent comme champ de bataille entre l'enfance et le monde des adultes. Un monde en pleine contradiction, écartelé entre le besoin d'infantiliser et l'injonction "grandis un peu".

Ce champ de bataille est contrebalancé par le "jardin" de Duclos (auteur radio) qui regarde sa fille pousser, au milieu des escargots, préservant leur part d'enfance à tous les deux. 

A mi-chemin, les contes cruels élaborés pour Silling, entre imaginaire flippant et personnages tendres.

Jérôme Noirez n'explique pas les motivations de ses personnages : ni la passivité des adolescents, ni le projet fou des adultes, ni l'origine de certains éléments (comme le jeu vidéo). Chaque chapitre étant une journée, on ne revient pas en arrière, jamais. Si un événement s'est produit dans l'ombre, il y restera. Il ne s'agit pas de comprendre mais de ressentir et de se reconnaître. La grande part faite au sous-jascent, à l'implicite et au hors-champ est un des intérêts majeurs de ce roman.

Comme dans Féérie pour les ténèbres ou Les leçons du monde fluctuant, l'écriture est splendide, et permet ce mélange unique et propre à l'auteur de naïveté et de cruauté à parts égales.

Un rappel de novembre et quelques annonces de début décembre

Le samedi 17 novembre, tandis que nos amis des éditions Dystopia seront aussi présents tout le week-end sur le salon L'Autre Livre à l'Espace des Blancs Manteaux (Paris 4ème), nous fêterons avec une partie d'entre eux le lancement de Tadjélé - Récits d'exil, la suite tant attendue des Yama Loka Terminus et Bara Yogoï de Léo Henry et Jacques Mucchielli (Léo Henry, l'illustrateur Stéphane Perger, et Laurent Kloetzer en vedette américaine, seront présents chez Charybde) ainsi que de leur anthologie Dystopia N°1, savant assemblage d'inédits et d'extraits des publications des auteurs favoris de la maison.

Le jeudi 22 novembre, nous aurons la joie d'accueillir une soirée spéciale Enig Marcheur, autour de l'œuvre extraordinaire de Russell Hoban, en présence de l'éditeur de ce projet hors normes, Monsieur Toussaint Louverture, de son traducteur Nicolas Richard, et d'Anne-Sylvie Homassel, qui traduit aussi actuellement un ouvrage insolite...

Nous finirons le mois, le jeudi 29 novembre, avec le retour de Fabrice Pataut, très apprécié en tant que libraire invité en mars dernier, qui viendra nous parler et faire lire par l'acteur Xavier Clion des extraits de ses quatre romans.

Le vendredi 30 novembre, nous recevrons Ken Bugul, auteur sénégalaise ayant arpenté l'Europe et l'Afrique de l'Ouest au cours d'un parcours pour le moins atypique, pour évoquer avec elle ses récits et ses romans, toujours en équilibre instable et riche entre deux continents. Une découverte à ne pas rater.

Décembre commencera le jeudi 6 décembre, avec la fête de lancement du Visage Vert n°21 et du Chant du Monstre n°1, deux revues captivantes et une belle occasion de rencontrer leurs animatrices !

Et le vendredi 7 décembre, Jérôme Noirez sera notre dernier libraire invité de cette année civile.

Enig Marcheur

Mère veillement songe heure. À lire absolument.

Publié en 1980 en tant que science-fiction de genre, après sept ans d’écriture durant lesquels Russell Hoban survécut essentiellement grâce à ses écrits pour la jeunesse, aussitôt reconnu dans le milieu spécialisé par une nomination au Nebula 1981, puis par les prix John W. Campbell et 1982 et de la SF australienne en 1983, Riddley Walker explosa alors en quelques années en « littérature générale », devenant objet d’intenses études universitaires et quasiment « classique instantané », avec un statut envié mais ambigu d’objet littéraire extrêmement exigeant, élitiste, …et réputé presque intraduisible, du fait de sa profonde expérimentation sur la langue.

À titre personnel, c’est Iain Banks qui me le fit découvrir en 1995, quand dans une discussion sur rec.arts.sf.written, fabuleux newsgroup internet de cette époque de réseau balbutiant, il indiqua aux fans présents l’influence majeure sur lui de Russell Hoban, aux côtés d’Alasdair Gray et de Mervyn Peake, pour The Bridge et pour son hommage Feersum Endjinn, bien sûr, mais pas seulement.

C’est cette barrière de la traduction « impossible » qu’ont fait sauter, en français, en novembre 2012, l’éditeur toulousain audacieux Monsieur Toussaint Louverture et le traducteur inspiré Nicolas Richard, quelques mois seulement après le décès de l’auteur (décembre 2011). Le défi était de taille, car dans cette campagne du Kent anglais post-apocalyptique (« environ 2 500 ans » après les massives explosions nucléaires), le jeune Enig Marcheur et ses compagnons d’infortune, vivant un nouveau néolithique au milieu des héritages et des déchets, ne disposent que d’un langage bien frugal, lointain souvenir de l’anglais pré-Apocalypse, essentiellement oral et phonétique, dont la première phrase du roman livre la tonalité : I gone front spear and kilt a wyld boar he parbly benn the las wyld pig on the Bundel Downs devient ainsi Le jour de mon nommage pour mes 12 ans je suis passé lance avant et j’ai oxi un sayn glier il a été probab le dernyé sayn glier du Bas Luchon.

Ce court récit (280 pages), à la lenteur étudiée et rendue obligatoire par cette langue particulière, doit beaucoup sur le fond – ce que Russell Hoban reconnaissait bien volontiers - au Cantique pour Leibowitz (1959) de Walter Miller, au sein du genre science-fiction, pour la manière dont bribes et reliques du temps jadis, subverties par la perte de la mémoire collective et par le manque de repères, sont devenues des objets « magiques » aussi révérés qu’incompris. Le seul texte en langue « classique » de tout le livre, un commentaire du tableau de Saint-Eustache trônant dans la cathédrale de Canterbury, est ainsi à lui seul un morceau de bravoure, un moment hallucinant de vertige, comique et tragique, sur la glose et sur l’exégèse, sur la fragilité de la signification surtout. St est la bréviation de steuplé. Et la figure légendaire culminante d’Eusa, mêlant le saint chrétien et le progrès scientifique incarné par les anciens « USA », nous invite tout au long du roman à une méditation ambiguë sur la manière dont la science imprègne, ou non, le corps social… Pour l’anecdote, on notera que Riddley Walker fut aussi le livre le plus encensé de l’histoire par la critique du… « Bulletin of Atomic Scientists » !

La traduction a aussi traité avec brio le fait que trois autres références majeures et implicites du roman, le pouvoir de création/formatage linguistique de l’Anthony Burgess d’Orange mécanique, l’ensauvagement du William Golding de Sa Majesté des Mouches, et le vecteur populaire du théâtre de marionnettes traditionnel de Punch et Judy, sont a priori moins familières au lecteur français (même avec le film de Kubrick pour la première) qu’au lecteur anglo-saxon. C’est en replongeant dans les racines de la Commedia del’Arte et du personnage de Polichinelle que Nicolas Richard a su trouver les mots justes (et pourtant fidèlement trafiqués) pour rendre l’étrange prégnance politique et culturelle des marionnettistes, à la fois conteurs, prêtres et fonctionnaires – et peut-être à terme possibilités de nouvelles émancipations - dans la désolation d’ Enig Marcheur.

La réflexion implicite sur la manière dont la langue forge l’esprit qui l’utilise, thème cher au Samuel Delany de Babel 17 et au Ian Watson de L’enchâssement irrigue ce récit, dans lequel un effort important de collation des indices et d’interprétation est demandé au lecteur, beaucoup plus que ce que à quoi nous sommes en général habitués. Cette tâche, ardue et formidablement gratifiante in fine, est toutefois largement facilitée par la lenteur de lecture imposée par ce langage distordu qui exige de notre part une sub-vocalisation presque permanente (en tout cas, au moins durant les cinquante premières pages, le temps de (re)créer une certaine habitude), et par les mots familiers, comme éclatés, tripes à l’air, par la catastrophe – dont les composants possibles ainsi brutalement mis à nu emportent leurs propres connotations, qu’elles soient poétiques ou au contraire précises – ce qui ne constituait pas le moindre défi pour la traduction ! N’oublions pas au passage, même si cela nous apparaît avec une certaine incrédulité, qu’Enig, dans ce monde, est… un lettré, instruit par son père dont le rôle impliquait une certaine maîtrise du langage écrit et oral, quand bien même les livres n’existent-ils plus…

Nous avons bien là, magnifiquement rendu en français, un chef d’œuvre, capable de transformer son lecteur, où, selon la belle formule de John Mullan dans le Guardian, « le narrateur porte l’ensemble de son monde dans sa phrase »,... et invite ainsi le lecteur à un « mère veillement songe heure » de tous les instants.

[... et Charybde 1 est bien d'accord.]

Haïti noir

Tenter d'arracher de l'espoir et du rire intérieur à la misère, à la corruption et aux illusions...

Publié en 2011 en anglais et en 2012 en français, ce nouveau recueil fruit de la collaboration entre les New-Yorkais d'Akashic Books et les Françaises d'Asphalte est un nouveau cru très réussi dans ce concept présentant à chaque fois une vingtaine de nouvelles bien noires sur une ville (ou un pays, lorsqu'il est relativement "petit" comme c'est le cas d'Haïti).

Parmi les 18 nouvelles ainsi sélectionnées par Edwige Danticat, cinq ont largement retenu mon attention et sept m'ont franchement enthousiasmé.

On goûtera ainsi les risques des mauvaises fréquentations adolescentes dans l'enlevée Au bout de l'arc-en-ciel (M.J. Fievre), le combat quotidien pour la survie quand sont alliées pauvreté, petits boulots improbables et trafic de drogue dans l'enjouée mais rude Vingt dollars (Madison Smartt Bell - considéré ici à raison comme une sorte de "Haïtien d'adoption", depuis son monumental triptyque romanesque sur l'indépendance du pays et sa biographie romancée de Toussaint Louverture), la violente présence des très riches au sein de la misère environnante, et certaines de ses conséquences, avec la tragique Rosanna (Josaphat Robert-Large), le rôle social et psychologique du vaudou comme refuge face à l'injustice et au crime du plus fort, dans l'étonnante Maloulou (Marie Lily Cerat), ou enfin la lumineuse et tragi-comique incursion dans les trafics en tous genres pouvant prendre place entre l'île et la Floride, avec Le Léopard de Ti Morne (Mark Kurlansky - autre Haïtien d'adoption, en tant que journaliste américain spécialiste du pays).

Sept nouvelles se haussent donc avec bonheur au-dessus du lot : la gestion très particulière et néanmoins ritualisée de la disgrâce des policiers trop curieux, dans L'auberge du Paradis (Kettly Mars), le fantastique déroulé à rebours, accéléré et magique, du destin cruel d'une petite fille de pêcheur, dans Claire Lumière de la mer (Edwige Danticat), la magnifique tentative d'un policier pour mener une enquête criminelle sans céder aux conseils gentiment corrupteurs, dans l'ironique Carrefours dangereux (Louis-Philippe Dalembert), une bien étrange exploration de la folie dans Blues pour Irène (Marvin Victor), une formidable fable du déracinement et de la vengeance glacée dans L'ultime département (Katia D. Ulysse), une manière plus contemporaine de traiter de ce déchirement entre culture traditionnelle, locale, et modernité américanisée, avec la quête personnelle de Hall de départ (Nadine Pinede), et enfin, la sublime marche triomphale et cruelle pour réparer l'injustice subie, avec l'énorme La Merci au portail (Marie Ketsia Theodore-Pharel).

Un recueil qui fouille Haïti au cœur, qui retourne sans hésitations ses terres les plus noires, qui y saisit les drames intimes, les espoirs fugaces ou les espaces libres arrachés avec tant de peine à la misère, à la corruption, aux illusions, anciennes ou modernes, en laissant toujours un discret espace au rire intérieur, même désespéré. Une lecture à recommander sans aucun doute.

Deux semaines plus tard, la police avait découvert que ma fille s'appelait elle-même Irène Gouin, qu'elle était un peu barjot, mais très belle, pourtant, m'avait soufflé un agent sur un ton de regret. C'est à dater de ce jour-là qu'était arrivé l'inspecteur Joseph, avec ses questions, sachant que j'avais eu une liaison avec Jimmy, et que Jimmy n'était pas seulement mon mort, mais celui de tous les habitants du Bel-Air qui l'avaient aimé et haï. C'était un mort public, lui avais-je dit de prime abord, sifflant entre mes dents. Un mort dont sans cesse les gens parlaient, cherchant en lui avec force proverbes et métaphores la part de l'ange et du démon, annulant notre histoire et celle, ancienne, poussiéreuse, de toutes les autres femmes aussi, sachant que de lui il ne me restait qu'un vague souvenir de draps en fouillis moites de sueur et d'haleine de vieilles paroles chuchotées. Ainsi toute histoire est faite, avais-je conclu, me disant en pensée que Jimmy avait peut-être eu une belle mort, sur le point de jouir, agrippé à la croupe de la meurtrière, beuglant. (in "Blues pour Irène")

 

Last & Lost : Atlas d'une Europe fantôme

Quinze briques de poésie et d'étrangeté venues des confins abandonnés de l'Europe...

Un livre étonnant : 15 textes, 15 auteurs, 15 photographes pour plonger dans les "confins" abandonnés de l'Europe : Vardo (village le plus oriental de Norvège), Virbalis (en Lituanie, ancienne gare gigantesque de la frontière russo-prussienne), Glaisin Alainn (théâtre amateur de plein air à la pointe Sud-Ouest de l'Irlande), la côte anglaise du Suffolk qui disparaît peu à peu dans la mer du Nord, Broustoury en Ukraine (la "Transcarpathie" à l'intersection de l'Ukraine, de la Roumanie, de la Hongrie et de la Pologne, Ada Kaleh (île engloutie par le lac du barrage des Portes de Fer sur le Danube), Boliqueime (terres désolées de l'Algarve), Corleone (en Sicile, après les tentatives de réforme agraire), Döllersheim (en Autriche, le plus grand champ de tir de la Wehrmacht), Kapoustine Iar (en Russie, près de l'ancienne capitale de la Horde d'Or), Hohenlychen (ancien sanatorium nazi), Tirana en Albanie, Rasa en Croatie , Progradec en Slovaquie, et enfin Amsterdam et ses ports "abandonnés et reconquis".... 15 briques de poésie et d'étrangeté !

Un exemple entre autres, à propos du terre-plein de théâtre de Glaisin Alann : Là où l'on danse, disait mon ami, il faut au moins avoir de la place. De ...la liberté de mouvement. Quiconque entrave cette liberté n'est pas seulement un ennemi de la scène et de l'art en général, il est son propre ennemi. Le missionnaire de Kerry et le recruteur de l'IRA ont été tout simplement absorbés par la foule, la musique, les rires. Les danseurs continuèrent à s'étreindre et à s'embrasser, et ce que l'homme du Nord accomplit n'offrait même pas matière à rumeur.

Un univers émietté qui devrait rappeler comme des souvenirs venus d'ailleurs à toutes celles et ceux qui fréquentent Yirminadingrad...