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Janvier et février en Charybde

Les quatre libraires de Charybde vous souhaitent une fort belle année 2013, sous le signe de toujours davantage de fictions dévorantes.

Les rencontres reprennent dès le jeudi 10 janvier, avec LaSpirale.org (Laurent Courau), troisième édition de cette soirée déjà quelque peu mythique, dont les auteurs invités sont cette fois Régis Clinquart (et sa rageuse et plus tendre qu'il n'y paraît  Apologie de la viande) et Pierre Escot (et son rusé Planning), tous deux venant d'être réédités.

Le vendredi 18 janvier, Carole Martinez, dont beaucoup d'entre vous ont aimé les romans Le coeur cousu et Du domaine des murmures sera notre libraire invitée, et viendra vous parler de 7 de ses livres favoris.

Le vendredi 25 janvier, nous vous proposerons une joute médiévale de haute volée, puisque la soirée associera le médiéviste Jean-Jacques Vincensini, spécialiste du roman médiéval et des mythes associés, qui nous présentera quelques-uns de ses titres préférés, et la romancière Céline Minard, dont l'étonnant et jouissif Bastard Battle vient d'être réédité.

Le jeudi 31 janvier, l'Américain Percival Everett, expérimentateur renommé et joueur talentueux avec les "genres" romanesques, sera notre invité, à l'occasion de la parution en France de son Montée aux enfers.

Le vendredi 8 février, nous replongerons dans du noir contemporain politisé et affûté avec Serge Quadruppani et sa commissaire italienne, Simona Tavianello, dans le troisième épisode de ses aventures, Madame Courage.

Le jeudi 14 février, les libraires présenteront une courte sélection de littératures créoles, et l'artiste Julien Jacob nous fera la gentillesse d'accompagner la soirée de sa musique envoûtante.

Le vendredi 22 février, enfin, Léo Henry, auteur du tout récent Le diable est au piano, et entre autres l'une des têtes derrière la saga Yama Loka Terminus, Bara Yogoï et Tadjélé-Récits d'exil, sera notre libraire invité et nous fera partager 7 de ses trésors de lecture.

Nous avons hâte de vous retrouver toutes et tous en Charybde en ces différentes occasions pour bien démarrer 2013.

Le Cœur cousu

« Mon nom est Soledad.

Je suis née, dans ce pays où les corps sèchent, avec des bras morts incapables d’enlacer et de grandes mains inutiles.

Ma mère a avalé tant de sable, avant de trouver un mur derrière lequel accoucher, qu’il m’est passé dans le sang.

Ma peau masque un long sablier impuissant à se tarir.

Nue sous le soleil peut-être verrait-on par transparence l’écoulement sableux qui me traverse.

LA TRAVERSÉE

Il faudra bien que tout ce sable retourne un jour au désert. »

 

Il est peu de romans qui vous happent ainsi dès les premières lignes pour ne plus vous lâcher. Qui empruntent sans a priori, avec la plus grande évidence, les chemins du réalisme magique. Qui parviennent à enluminer le quotidien des dorures les plus étranges.

Le Cœur cousu est de cette race-là.

Narrant les souvenirs de Soledad, benjamine d’une famille dont la mère, Frasquita, a hérité d’une bien mystérieuse boîte à couture, il suit les errances de la lignée des Carasco à travers une Espagne déchirée par les guerres intestines . Et si le décor y apparaît des plus réaliste, tout ici se pare avec un naturel parfait des atours du fantastique et du conte.

Ne vous étonnez donc pas de croiser en chemin un homme qui se prend pour un volatile, un curieux enfant aux cheveux rouges ou une femme au baiser mortel, d’y voir faner la plus magnifique des robes de mariée le jour même de la noce, d’y parier l’avenir d’une femme sur l’issue d’un combat de coq, de jouer une partie de cache-cache mortel avec un Ogre au sein d’un labyrinthe. Ou même, parfois, d’y voir ressusciter les gens...

Il vous suffit de laisser Carole Martinez vous prendre par la main et vous guider. Elle connaît très bien le chemin et vous ne regretterez pas le voyage…

[... et Charybde 1 confirme.]

Désert américain

"Maman, dit Perry, je veux rentrer à la maison.

- Dès qu'on aura trouvé un beau cercueil pour papa, mon chéri, répondit Gloria. Viens regarder le catalogue avec maman."

 

Professeur raté, père et époux médiocre, Theodore Street roule vers son suicide. Si la vie peut se montrer contrariante, la mort l'est encore plus : en chemin, il meurt décapité dans un accident de voiture. Et pour couronner le tout, il revient à lui en pleine oraison funèbre, sa tête recousue au fil de pêche bleu pour le rendre présentable.

S'ensuit alors une série d'événements incontrôlés, où Theodore passe de mains en mains, assiégé par les médias, enlevé par des évangélistes cinglés, décortiqué dans une base secrète gouvernementale, poursuivi par un privé de sa compagnie d'assurance-vie... Car si Theodore peut répondre à la question "Etes-vous bien mort ?" (ça oui), il est incapable d'expliquer pourquoi il parle, se tient debout, peut embrasser sa famille et crapahuter à travers les Etats Unis.

Percival Everett plonge son héros passif et en pleine découverte de lui-même (un lui-même mort légèrement différent du looser vivant) dans des situations nawak les plus totales, sur fond d'Amérique hystérique et parano. Jubilation. Tendresse et Jubilation. Car Theodore a gagné en empathie à son réveil, il peut sentir des tranches de vie des personnes qui l'entourent. Et souvent c'est triste. Des petites vies malmenées à l'origine de la folie ambiante.

Un très chouette roman, extrêmement bien dosé entre ironie et douceur, humour noir et sensibilité.

Du domaine des murmures

 Au jour de ses noces, la jeune Esclarmonde refuse le chevalier que son père lui a choisi et se promet à Dieu. Elle demande à être emmurée vivante, et se coupe une oreille pour être certaine d'être prise au sérieux.

Elle se retrouve donc, selon ses vœux, dans une cellule aménagée dans le domaine paternel.

Là où tout écrivain mettrait un point final à son récit, Carole Martinez débute à peine le sien par cette réclusion volontaire. Sans jamais trancher entre mysticisme et jeu de pouvoir, l'auteur fait de la cellule d'Esclarmonde une caisse de résonance du monde et le pivot de son histoire.

Alors que s'organise le départ aux croisades, les pèlerins affluent vers l'emmurée. Esclarmonde se trouve être une croisée des chemins : entre l'extérieur réel et l'impalpable qui la visite, elle dispense visions spirituelles et conseils de simple bon sens, acquiert une liberté et une influence dont elle n'aurait pu rêver hors de sa cellule.

L’évocation de l’univers des recluses et du respect qui les entourait donne lieu à des scènes étonnantes, montrant à quel point l’unique lucarne leur permettant de communiquer avec le monde devenait un lieu d’échanges, de confessions et mettant également en lumière l’incroyable réseau qui liait entre elles ces femmes emmurées.

Avec une très belle écriture, Carole Martinez peint une épopée dans un huis clos, jouant sur les interstices entre récit historique et conte.

Comme dans le Cœur cousu, le récit est construit autour de personnages féminins magnifiques. Que ce soit Douce, la belle-mère d’Esclarmonde qui cherche à s’imposer dans le domaine familial ou Bérengère dont les atours et la sensualité épanouie sont source de bien des envies, les femmes prennent petit à petit un pouvoir qui échappe aux hommes.

Carole Martinez livre au final un conte cruel qui n’élude en rien la sauvagerie de l’époque et explore jusqu’au bout les motivations de ses personnages, tiraillés entre foi et pulsions dévastatrices. Superbe.

[... et Charybde 3 approuve.]

Fin d'année 2012 : sélection Beaux Livres

Une partie de notre sélection de fin d'année, disponible à la librairie :

L'art de la bande dessinée (Citadelles et Mazenod)

Et l'homme créa la machine (Mark Fletcher & Jennifer Jeffrey)

Art contemporain de la Caraïbe (Renée-Paule Yung-Hing & Serge Letchimy)

100 idées qui ont transformé la photographie (Mary Warner Marien & Paul Lepic)

100 idées qui ont transformé le graphisme (Steven Heller, Véronique Vienne &t Paul Lepic)

Voyages imaginaires (Farid Abdelwahab)

Villes imaginaires et constructions fictives : Quand l'art s'empare de l'architecture (Robert Klanten, Lukas Feireiss & François Boisivon)

Mondes lointains et imaginaires (Francesca Pellegrino & Claire Mulkai)

Monstre et imaginaire social : approches historiques (Anna Caiozzo & Anne-Emmanuelle Demartini)

Le bestiaire imaginaire : l'animal dans la photographie de 1850 à nos jours (Antoine de Baecque, Marc Francina & Caroline Bouchard)

L'impalpable et l'imaginaire (Manuel Alvarez Bravo)

Photopoésie (Manuel Alvarez Bravo)

L'autre guerre - Guerre des gangs au Guatemala (Miquel Dewever-Plana)

New York Delire, Un manifeste rétroactif pour Manhattan (Rem Koolhaas)

Punk Press, l'histoire d'une révolution esthétique, 1969-1979 (Vincent Bernière, Mariel Primois, Patrick Eudeline & Jon Savage)

Contes de fées en images : entre peur et enchantement (Carine Picaud, Olivier Piffault & Joëlle Jolivet)

La Ville : la cartographie urbaine de l'Antiquité au XXème siècle (Chris Schüler)

Un atlas imaginaire : Cartes allégoriques et satiriques (Laurent Baridon)

Voyages en enfer : de l'art paléochrétien à nos jours (Monique Blanc)

Sciences et science-fiction (Evelyne Hiard & Sophie Lecuyer)

Sci-Fi Art : créer un univers de science-fiction (Doug Chiang & Elisabeth Rochet)

L'art de la fantasy gothique : le meilleur de l'illustration gothique contemporaine (Jasmine Becket-Griffith, Brom & Sire Cédric)

Le désir d'être inutile (Hugo Pratt)

La chasse au snark : une agonie en huit crises (Lewis Carroll, Mahendra Singh & Louis Aragon)

Nouvelles d'Afrique (Arnaud de la Grange)

La guerre dans la BD (Mike Conroy)

 

Fin d'année 2012

Ces quelques mots pour vous rappeler que notre sélection de beaux livres, pour vous ou pour offrir, arrive en ce moment chez Charybde, et que nous vous les présenterons le dimanche 16 décembre à partir de 11 h 00, avec café, thé, rafraîchissements et grignoteries jusqu’à 18 h 30 exceptionnellement.

Nous avons aussi sélectionné un certain nombre de livres, parmi ceux qui vous ont beaucoup plu cette année, que nous jugeons « idéaux pour offrir » :

Ihsan Oktay ANAR, Atlas des continents brumeux (par Charybde 1)

Tatiana ARFEL, L’attente du soir (par Charybde 1)

Patrick CHAMOISEAU, L’empreinte à Crusoé (par Charybde 2)

COLLECTIF, Haïti noir (par Charybde 3)

COLLECTIF, Last and lost – Atlas d’une Europe fantôme (par Charybde 4)

Patrick DEWITT, Les frères Sisters (par Charybde 1)

Jérôme FERRARI, Le sermon sur la chute de Rome (par Charybde 3)

Mathieu LARNAUDIE, Acharnement (par Charybde 2)

Elsa OSORIO, La Capitana (par Charybde 3)

Laurent RIVELAYGUE, Le Von Mopp Illustré : « Un dictionnaire aussi instructif que bête et méchant » (Charybde 4)

Goliarda SAPIENZA, Moi, Jean Gabin (par Charybde 1)

Jeff VANDERMEER, La cité des saints et des fous : « Une ville cruelle racontée par une plume inventive. Un grand livre de fantasy moderne. (Charybde 4)

WU MING, Manituana (par Charybde 2)

Enfin, nous en profitons pour vous signaler que nous serons OUVERTS les dimanches 23 et 30 décembre aux horaires habituels du dimanche (11 h 00 – 17 h 00), OUVERTS exceptionnellement le lundi 24 décembre de 12 h 00 à 18 h 00, et FERMÉS exceptionnellement le mercredi 26 décembre.

Bonnes fêtes à toutes et à tous !

Libraire du mois - Jérôme Noirez (Décembre 2012)

Witold GOMBROWICZ, Cosmos

Tetsuko KUROYANAGI, Totto-Chan

Pascal QUIGNARD, La haine de la musique

Lewis CARROLL, Lettres à Alice

Félix FÉNÉON, Nouvelles en trois lignes

Flannery O'CONNOR, Les braves gens ne courent pas les rues

Maurice PONS, Les saisons

La folie et la mort

Quatrième roman et révélation d'une stylistique polyphonique au service d'une impitoyable charge politique.

Publié en 2000, le quatrième roman de Ken Bugul rompait avec le cycle des trois précédents, à très forte dominante autobiographique, pour affronter, dans toute sa cruauté, la réalité sociale et politique d'une certaine Afrique post-coloniale.

Ayant puissamment digéré la forme multiple et le recours à des champs stylistiques extrêmement variés, à l'instar des grands aînés Sonny Labou Tansi ou Ahmadou Kourouma, Ken Bugul peut ainsi nous proposer un récit à trois voix (un narrateur et deux narratrices), naviguant entre le réalisme micro-social (dont on la sait capable depuis ses débuts avec Le baobab fou), l'insertion de passages oniriques (où les contes traditionnels astucieusement remaniés prennent une présence et une actualité bien au-delà de leur rôle habituel de parabole), le détournement de discours officiels puisés auprès de divers despotes africains, et enfin la source intacte et caustique d'introspection et de réflexivité apportée par ses personnages principaux, lorsqu'ils se plongent dans les méandres de leurs pensées et de leurs émotions.

Au pays du Timonier, où règnent la corruption, la fausse modernité et l'impasse économique qui écrase et déracine les pauvres, pays désormais rythmé par les discours omniprésents à la radio (qui en devient presque un personnage à part entière), une jeune fille, Mom Dioum, revient au village, désespérée, voulant "renaître" après un terrible échec et une non moins terrible révélation, à la ville où le succès de ses études l'avait conduite. Las, ne parvenant pas davantage à se refondre dans la tradition qu'à digérer l'atroce modernité, elle disparaît, et sa meilleure amie, Fatou Ngouye, et son cousin Yoro devront à leur tour affronter la ville, à sa recherche.

Sous la formidable couche d'écriture aux voix si poignantes, avec leur rage et leur humour, il s'agit d'un récit de désespoir face à une impasse gigantesque, où les personnages, tout au long de leur tragique et brève destinée, devront peu à peu accepter le choix, le seul choix qui se présente au fond à eux : celui entre la folie et la mort, que la psychose corrompue mise en œuvre par les cliques au service du Timonier ne fait que confondre de plus en plus.

Sous sa grande dureté, un livre d'une brillante légèreté.

Tout d'un coup la foule se tut.
Fatou Ngouye n'avait pas bougé et pourtant elle brûlait comme de la paille.
Pas un son n'était sorti de sa bouche.
Rien.
Son corps était devenu comme une statue.
Pour certains qui commençaient à avoir peur, cela rappela les Écritures Saintes, quand la femme de Loth, à qui celui-ci avait demandé de marcher droit devant elle, désobéit et se retourna quand Dieu consum
a Sodome et Gomorrhe.
Le corps de Fatou Ngouye ressemblait à une statue au milieu de ce marché.
Personne n'osa s'approcher de cette statue au ventre dilaté, si dilaté qu'on avait l'impression que quelque chose de terrible allait en sortir.
Il n'y avait plus de traits sur son visage.
C'était une statue sans visage.
Fatou Ngouye finit ainsi sa vie à la grande ville.
Elle qui était venue chercher Mom Dioum dans cette ville, elle faisait désormais partie de cette ville, pour toujours.
Fixée dans la ville.
(...)

Au village tout le monde rêvait d'autre chose.
Et tous voulaient aller à la ville pour faire fortune rapidement.
La débrouillardise était la clé de la réussite, de la survie, sans scrupules, sans morale.
S'en sortir.
S'enrichir.
À tout prix.
Pour des millions de personnes de ces pays maudits du Continent.
Pour ceux qui avaient été un peu à l'école, c'était un atout de plus.
Et puis la ville, c'ét
ait la porte pour le grand exil, là-bas au loin.
L'Italie, les États-Unis ou à défaut la France qui n'était plus la destination de prédilection.
La Thaïlande, le Japon, Singapour, Hong Kong devenaient de plus en plus les pays convoités.
Surtout par ces temps du décret.
La circulation qui devenait de plus en plus dense souhaita la bienvenue à Fatou Ngouye et à Yoro le cousin de Mom Dioum à la ville.
Ils étaient émerveillés.
Par la circulation.
Par les odeurs.
Par le bruit.
Des voitures partout, des cris partout, du bruit partout, des odeurs partout, des tas d'immondices partout, des carcasses de toutes sortes partout.
Des carcasses de véhicules, de motos, de moutons, de chats, ils étaient émerveillés.
Ça pétaradait de partout.
Les gens criaient fort.
Les haut-parleurs déversaient des musiques de toutes sortes à qui mieux mieux.
Sans retenue.
Tout était permis donc à la ville.
(...)