Quatrième roman et révélation d'une stylistique polyphonique au service d'une impitoyable charge politique.
Publié en 2000, le quatrième roman de Ken Bugul rompait avec le cycle des trois précédents, à très forte dominante autobiographique, pour affronter, dans toute sa cruauté, la réalité sociale et politique d'une certaine Afrique post-coloniale.
Ayant puissamment digéré la forme multiple et le recours à des champs stylistiques extrêmement variés, à l'instar des grands aînés Sonny Labou Tansi ou Ahmadou Kourouma, Ken Bugul peut ainsi nous proposer un récit à trois voix (un narrateur et deux narratrices), naviguant entre le réalisme micro-social (dont on la sait capable depuis ses débuts avec Le baobab fou), l'insertion de passages oniriques (où les contes traditionnels astucieusement remaniés prennent une présence et une actualité bien au-delà de leur rôle habituel de parabole), le détournement de discours officiels puisés auprès de divers despotes africains, et enfin la source intacte et caustique d'introspection et de réflexivité apportée par ses personnages principaux, lorsqu'ils se plongent dans les méandres de leurs pensées et de leurs émotions.
Au pays du Timonier, où règnent la corruption, la fausse modernité et l'impasse économique qui écrase et déracine les pauvres, pays désormais rythmé par les discours omniprésents à la radio (qui en devient presque un personnage à part entière), une jeune fille, Mom Dioum, revient au village, désespérée, voulant "renaître" après un terrible échec et une non moins terrible révélation, à la ville où le succès de ses études l'avait conduite. Las, ne parvenant pas davantage à se refondre dans la tradition qu'à digérer l'atroce modernité, elle disparaît, et sa meilleure amie, Fatou Ngouye, et son cousin Yoro devront à leur tour affronter la ville, à sa recherche.
Sous la formidable couche d'écriture aux voix si poignantes, avec leur rage et leur humour, il s'agit d'un récit de désespoir face à une impasse gigantesque, où les personnages, tout au long de leur tragique et brève destinée, devront peu à peu accepter le choix, le seul choix qui se présente au fond à eux : celui entre la folie et la mort, que la psychose corrompue mise en œuvre par les cliques au service du Timonier ne fait que confondre de plus en plus.
Sous sa grande dureté, un livre d'une brillante légèreté.
Tout d'un coup la foule se tut.
Fatou Ngouye n'avait pas bougé et pourtant elle brûlait comme de la paille.
Pas un son n'était sorti de sa bouche.
Rien.
Son corps était devenu comme une statue.
Pour certains qui commençaient à avoir peur, cela rappela les Écritures Saintes, quand la femme de Loth, à qui celui-ci avait demandé de marcher droit devant elle, désobéit et se retourna quand Dieu consum
a Sodome et Gomorrhe.
Le corps de Fatou Ngouye ressemblait à une statue au milieu de ce marché.
Personne n'osa s'approcher de cette statue au ventre dilaté, si dilaté qu'on avait l'impression que quelque chose de terrible allait en sortir.
Il n'y avait plus de traits sur son visage.
C'était une statue sans visage.
Fatou Ngouye finit ainsi sa vie à la grande ville.
Elle qui était venue chercher Mom Dioum dans cette ville, elle faisait désormais partie de cette ville, pour toujours.
Fixée dans la ville. (...)
Au village tout le monde rêvait d'autre chose.
Et tous voulaient aller à la ville pour faire fortune rapidement.
La débrouillardise était la clé de la réussite, de la survie, sans scrupules, sans morale.
S'en sortir.
S'enrichir.
À tout prix.
Pour des millions de personnes de ces pays maudits du Continent.
Pour ceux qui avaient été un peu à l'école, c'était un atout de plus.
Et puis la ville, c'ét
ait la porte pour le grand exil, là-bas au loin.
L'Italie, les États-Unis ou à défaut la France qui n'était plus la destination de prédilection.
La Thaïlande, le Japon, Singapour, Hong Kong devenaient de plus en plus les pays convoités.
Surtout par ces temps du décret.
La circulation qui devenait de plus en plus dense souhaita la bienvenue à Fatou Ngouye et à Yoro le cousin de Mom Dioum à la ville.
Ils étaient émerveillés.
Par la circulation.
Par les odeurs.
Par le bruit.
Des voitures partout, des cris partout, du bruit partout, des odeurs partout, des tas d'immondices partout, des carcasses de toutes sortes partout.
Des carcasses de véhicules, de motos, de moutons, de chats, ils étaient émerveillés.
Ça pétaradait de partout.
Les gens criaient fort.
Les haut-parleurs déversaient des musiques de toutes sortes à qui mieux mieux.
Sans retenue.
Tout était permis donc à la ville. (...)