American prophet
04/09/2013 Coups de coeur
Ce boulot de messie est une plaie. N'empêche qu'il m'a permis de venir combler l'absence chronique de leader chez les Afro-Américains. Désormais, les citoyens de seconde zone écoeurés par le système n'ont plus besoin de la petite annonce dans le journal du dimanche qui disait :
"Cherchons négro démago capable de guider peuple divisé, opprimé et égaré jusqu'à la Terre promise. Bon communicateur. Rémunération selon expérience. Débutant accepté."
Etant poète, et donc expert en techniques de coercition de l'âme noire par les sentiments, je suis on ne peut plus qualifié pour le poste.
Rien que le prologue, maman, le prologue...
Et puis l'histoire reprend depuis le début : Gunnar Kaufman est un gosse presque comme les autres. Noir, certes. Unique famille afro-américaine de son quartier, ouest Los Angeles. Sa mère compense leur bonne éducation en leur narrant, à lui et ses deux soeurs, la généalogie familiale avec la puissance de sa "gouaille de griotte".
Contrairement au bon vieux Noir des familles, mi-sorcier mi-chante-le-blues, rustaud et sympathique dans sa salopette en jean, digne-devant-le-racisme-péquenaud, du genre vrai marchepied Pullitzer, je ne suis pas le septième fils d'un septième fils d'un septième fils. [...] Je suis le premier fils d'un d'un fils de pute branché par les peaux claires, lui-même troisième fils d'un fils nègre de maison lèche-cul qui se trouvait être pour sa part un septième fils mais par défaut seulement.
Et puis le drame familial survient, à peine effleuré. Le genre de drame qui aurait pu être au coeur du livre, on en saura peu, quasi rien. Si ce n'est qu'il pousse la mère à partir, les enfants sous le bras, s'installer dans le ghetto. Et là, changement de décor. Gunnar et ses soeurs se trouvent en territoire hostile, incompréhensible. Ils avaient intégré les codes de la société blanche politiquement correcte et hypocritement multiculturelle, ils se retrouvent paumés sous une avalanche de clichés et de violence.
Après moult passages à tabac, menaces ou insultes, Gunnar se découvre des dons : la poésie, le basket. Des amitiés : Scoby, fan de jazz qui n'a jamais raté aucun panier, Psycho Loco, chef d'un gang sans gun. Que ce soit dans une école blanche ou sur un terrain vague, Gunnar rentre dans les cases comme moi dans du 36 : ça ne va jamais. Il fait systématiquement un pas de côté. Mais on ne peut pas se construire toujours contre. A l'énergie joyeuse succède alors la mélancolie profonde, premier pas vers le suicide de masse.
Paul Beatty joue avec les clichés du ghetto afro-américain avec une classe digne d'un Percival Everett. Aux images éculées, réductrices, il oppose une palette de personnages ou de situations déjantés, dans un jeu brillant, poétique, souvent drôle. Mais qui vire au triste parfois. Car sous le vernis d'absurdité affleure le sentiment du cul de sac. Les codes raciaux ont été intégrés, digérés. Les victimes n'en finiront jamais d'en souffrir, et de récupération en faux combats, les luttes semblent vaines. Retour à l'absurdité.
Et c'est beau. Très beau.