Aventures d'un romancier atonal
19/07/2013 Coups de coeur
130 pages d'hommage ultime, bouillonnant de sens et de drôlerie, à la littérature expérimentale.
Publié en 1982 en Argentine, en 2013 en France grâce aux toujours remarquables éditions Attila et au talent du traducteur Antonio Werli, le deuxième roman d'Alberto Laiseca, en deux apparemment modestes volets de 70 et 60 pages, s'installe parmi ces œuvres, relativement rares malgré tout, qui peuvent marquer durablement et profondément leur lecteur.
Un romancier maudit vit dans une mansarde, sous la coupe de sa redoutable ogresse de logeuse, tentant de mettre la dernière main, depuis des années, à un monument de 1 500 pages, roman qui doit être à la littérature ce qu'Arnold Schonberg fut à la musique : un foisonnement thématique aussi total que subverti dans la sérialité et, donc, l'atonalité. projet à la fois mystérieux, résolument expérimental et comme de juste, totalement invendable... Jusqu'à ce que le meilleur ami de ce romancier, pour lui permettre d'échapper à l'indignité subie de la part de sa propriétaire, finisse par dénicher un éditeur suicidaire, qui, pour des raisons lui appartenant, souhaite faire faillite, et qu'il est donc aisé de convaincre que ce roman-ci en sera le parfait vecteur. Las, grâce à la réaction enthousiaste de la critique française, même l'édition argentine, d'abord logiquement conspuée dans son propre pays, connaît le succès, et le livre devient un best-seller littéraire mondial... Et c'est là le récit du premier cahier de 70 pages.
Monté tête-bêche avec le premier, un second cahier nous livre le seul fragment existant encore de ce roman ultime, L'épopée du roi Thibaut, qui raconte l'assaut lancé par les divisions de chevaliers montés sur dinosaures du roi en question contre la Russie musulmane, et tout particulièrement le siège de Minsk, la bataille de Smolensk, l'intervention de la secte des Assassins depuis leur repaire de l'Oural, et le quasi-balayage de la civilisation par une peste particulièrement sévère qui saisit l'opportunité de ces batailles titanesques pour se répandre dans les armées, puis dans les peuples...
Ce roman est un miracle, une narration qui parvient à défier l'entendement. En 130 pages, il élabore une construction d'un incroyable brio, parvenant à faire saisir, intellectuellement et aussi émotionnellement, tout le foisonnement potentiel de la cathédrale littéraire sans cesse évoquée, et pourtant montrée uniquement par fragment et allusion, à faire deviner au lecteur, comme se jouant de lui avec sérieux, l'ultra-référentialité du récit actuel et du récit possible, à faire exister ces centaines de pages imaginaires.
Comme un hommage essentiel à la notion même de littérature, parcouru d'une incessante drôlerie à la fois totalement baroque et déjantée, et totalement ambitieuse dans son propos expérimental et théorique. Un très rare tour de force. Un bonheur de lecture.
Elle avait deux yeux de verre, Doña Clota la pantouflarde. Deux yeux de verre, et pourtant elle voyait tout. À toute heure, été comme hiver, elle portait des nuisettes à capitons multicolores, aux surfaces usées desquelles s'agglutinaient d'immondes et minuscules pompons. L'incomparable tortillon royal ! De toute évidence, le chignon était venu au monde le premier ; à sa suite seulement, la bonne femme. Là résidait sa puissance, le secret de sa force. Personne ne le savait. Pourtant, qu'un accident la prive de cette authentique tour, non seulement l'effondrement psychique aurait lieu, mais encore l'écroulement physique de toute la pension Usher. ici, donc, comme sur une table d'émeraude, reposait son secret philosophal. Samson et les philistins, pour ainsi dire.
[... et Charybde 1 est bien d'accord.]