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Baudelaire

Baudelaire

Baudelaire
de Felipe POLLERI
ed. CHRISTOPHE LUCQUIN ÉDITEUR

La vie de Baudelaire poétiquement et rageusement transmutée comme vous ne l’avez jamais lue.

Publié en 2007, traduit en français début 2014 par Christophe Lucquin pour sa propre maison d’édition, le septième texte de l’Uruguayen Felipe Polleri est le deuxième désormais disponible dans notre langue, après « L’ange gardien de Montevideo » paru en 2013 et avant « Allemagne, Allemagne ! » paru à l’automne 2014, tous deux chez le même éditeur.

J’avais apprécié dans ma précédente lecture de l’auteur, « L’ange gardien de Montevideo », cette brutalité joueuse mettant en scène l’enfance et la monstruosité, la cruauté et la signification de l’échappée possible – ou in fine impossible – du sort semblant promis. En revisitant d’une manière aussi inattendue, à la fois exercice de précision chirurgicale et déchaînement de tempêtes dadaïstes sur la toile d’une œuvre préexistante, la vie et l’écrit de Charles Baudelaire, par chaque interstice laissé ouvert dans la biographie et dans les textes du premier grand poète maudit français, Felipe Polleri semble offrir à un autre Uruguayen, son compatriote Lautréamont, l’occasion d’un exercice tonique et sulfureux de vengeance et d’adoration. Thèmes et motifs baudelairiens, qu’ils soient très explicites ou bien douloureusement implicites, prennent une nouvelle vie dans ce tourbillon halluciné d’écriture violente, torturée et pourtant si simplement belle.

J’ai rêvé que j’avais écrit un roman détestable et détesté : la loi m’avait condamné à mort. Je voyais déjà la guillotine, cette haute porte noire, au milieu de la place. J’avais peur, évidemment ; mais j’aimais chaque mot de ce roman monstrueux intitulé Baudelaire. Je le mettais dans une poche de ma veste, il pesait doucement sur mon épaule gauche. Dans ma poche droite, j’avais un couteau très léger dont la lame fine et flexible ressemblait à la tige d’une fleur. Je marchais de nuit, vampire de Baudelaire, me cachant dans les ombres pointues de cette ville qui me détestait.

Comme dans tout hommage, la lectrice ou le lecteur pourra s’amuser à repérer les clins d’œil, à élucider les allusions, dont certaines sont enfouies sous d’épaisses couches de leurres, mais pourra surtout se laisser porter par le flot d’une prose vive, acérée, et au moins aussi vénéneuse que celle de son objet et prétexte. Lorsque la quête prend une allure de plus en plus digressive, méfiance toutefois, c’est que l’abîme s’approche, où la chute sera douloureuse, lorsque l’auteur saute brutalement d’une facette de Baudelaire à une autre, se jouant du chaos et du déséquilibre ainsi engendrés.

Il m’a dit qu’il ne fermait jamais la porte à clef. Il avait perdu la clef. Il m’a proposé de revenir avec un serrurier. Il m’a dit, comme s’il ne m’avait pas écouté, qu’avant il avait utilisé toutes sortes de serrures de sécurité et que, bien souvent, il avait érigé des barricades dans divers « points stratégiques » de l’appartement. Mais, aujourd’hui, il ne s’en remettait plus qu’au hasard. Jusqu’à cet instant, a-t-il dit, il les avait évités grâce au hasard. N’avaient-ils pas ouvert toutes les portes de tous les appartements des centaines et des milliers de fois, à l’exception de la sienne ? Il n’avait pas que le hasard de son côté, a-t-il dit ; s’ils ne l’avaient pas trouvé, c’était parce qu’ils se déplaçaient beaucoup trop lentement. C’était la véritable raison. Des escargots, a-t-il dit. C’est vrai, ai-je dit. Je les ai vus traîner ces valises avec des milliers de clefs qui les épuisent immédiatement ; plus d’une fois, en entrant ou en sortant de l’appartement, car lui ne sort jamais, j’ai vu un des « persécuteurs » assis dans un escalier ou un couloir de l’immeuble, se reposant, s’essuyant le front avec une manche, essayant de reprendre son souffle, à l’ombre d’une de ces valises difformes. J’en étais presque arrivé à croire, a-t-il dit, que c’étaient des vendeurs ambulants ou des employés d’une entreprise de déménagement. Il a ri en remuant la tête. Pouvait-il confondre un valise avec un fauteuil ? Ces valises étaient énormes, gigantesques, monstrueuses. Je lui ai dit que moi aussi je les avais vues. Je lui ai demandé qu’il m’explique tout point par point ; je lui ai dit que, comme lui, je croyais que personne ne pouvait confondre une valise avec un fauteuil ou un vendeur ambulant (ou un employé d’une entreprise de déménagement) avec un des persécuteurs et ses valises.

Un texte fort étonnant, d’une vigueur et d’une rage ne cédant jamais leur élégance de dandy, comme il se doit en l’espèce traitée, pour un hommage ne devant rien à la facilité ébaubie ni à la servilité attendrie, mais tout en recherche de transmutations et de correspondances qui fassent sonner le plus authentiquement possible l’âme secrète de Baudelaire. Un tour de force dans lequel il faut accepter de se jeter et de s’abandonner pour y jouir de tous les effets possibles.

Je lui ai dit je t’aime en sanglotant d’une façon assez convaincante.
– Je suis en train de me transformer en autre chose, a-t-il jacassé. Ne le vois-tu pas ? NE LE VOIS-TU DONC PAS ?
Avec quelque difficulté, parce qu’il ne s’était pas encore habitué à ses mutations, il est monté sur la chaise et ensuite sur le bureau. J’avais déjà remarqué le cocon, fabriqué avec ses propres secrétions, suspendu à la poutre du plafond. Il s’est installé dans cette poche brune et ovoïde de laquelle pendaient quelques filaments noirs, et cetera.

L’excellent billet de Christian Roinat dans Espaces Latinos est ici. Et une très belle lecture des trois textes en français de Polleri est proposée sur le blog des Huit Plumes, ici.