Big Fan
05/01/2014 Coups de coeur
Biographie rock et névrose apocalyptique du fan. Tour de force. Un régal.
Publié en janvier 2010 chez Inculte, sous-titré « Radiohead, la fin du monde et moi », ce roman de Fabrice Colin réalise une réelle triple prouesse : proposer une décapante biographie du rapidement mythique groupe de Thom Yorke (jusqu’à l’album « In Rainbows » inclus), réaliser un portrait d’une certaine jeunesse britannique, au démonte-pneu davantage qu’à l’emporte-pièce, que ne renieraient certainement ni Nick Hornby, ni Roddy Doyle, ni Richard Milward, et enfin – surtout ? – échafauder une étonnante mise en abyme du rock à la fois comme « pièce essentielle » du monde et comme prétexte aux théories apocalyptiques et complotistes les plus sophistiquées, pour le meilleur et pour le pire – avec une subtilité qui résonne tant avec le déjà monumental « Pop Yoga » de Pacôme Thiellement qu’avec la si magnifique « Planet of Sound », nouvelle de SF de Laurent Queyssi mettant en scène au premier chef les Pixies.
« Big Fan » raconte, de trois points de vue distincts qui iront peu à peu fusionnant, la trajectoire de télescopage entre le groupe Radiohead, et la merveilleuse pâte à mystère existentiel que contiennent ses textes comme ses musiques, et un fan, un « gros » fan, exclusif, absolu, boulimique, - que l’on imagine volontiers, par moments, sous les traits narquois, faussement violents, mais réellement sans compromis musical, du Barry de « High Fidelity » (le film, où il est interprété par Jack Black, plutôt que le livre de Nick Hornby, justement) -, qui, de molle galère professionnelle en triste et tragique histoire d’amour, découvrira l’horrible vérité que recouvre le « Kid A », et dont Thom Yorke et ses collègues de Radiohead sont devenus les complices, otages ou victimes…
Véritable et réjouissant tour de force, s’adressant à toutes et à tous, bien au-delà des fans de Radiohead.
« Quand es-tu censé sortir ?
Je ne sais pas. Ils disent dans huit mois, mais ça dépend de –
OK. Tes disques sont chez toi ? Tes CD ?
Il hoche la tête.
Détruis-les.
Je –
Détruis-les. La vie est absolument courte.
À ce moment-là, mec, je pressens la nécessité d’un léger cours de rattrapage. Récapitulons, dis-je. Quand arrive Pablo Honey, Thom Yorke ne sait rien : lui et les siens sont persuadés de composer des chansons normales dans un groupe de rock comme les autres. Plus le temps passe, néanmoins, plus leurs intuitions s’affinent : à cet égard, OK Computer peut être lu comme l’album de l’anté-révélation. Le monde qu’il décrit est le deuxième monde, celui qui nous attend. Une majorité des titres présente une vision angoissante et doucement futuriste de notre propre environnement. « Karma Police », « Fitter Happier » ou « Exit Music (for a Film) » doivent être interprétées à l’aune de ces intentions prophétiques. Toutes les chansons de l’album, d’ailleurs, et la plupart de celles de « The Bends ».
Le type opine, ébahi. Aussi, appuyé-je, réfléchis bien à ceci : si la musique ne te transporte pas, si la musique ne te rend pas meilleur, alors n’en écoute pas. Je pourrais admettre que tu sois fan de Portishead, à la rigueur. Je pourrais accepter Of Montreal, voire American Music Club. Je serais même prêt à tolérer Grandaddy, Midlake ou les Flaming Lips – c’est dire à quelles frontières s’étend ma mansuétude. Mais The Cure ? As-tu déjà essayé d’écouter Bloodflowers dans son intégralité, ô frère de misère ? Wild Mood Swings ? Je veux croire que tu t’es égaré. Je veux croire que tu n’as pas la moindre idée de ce dont nous sommes en train de discuter. La musique, bon Dieu. Pas seulement trois ou quatre connards en studio : la MUSIQUE, au sens révélateur du substantif.
Le type acquiesce, sonné. Impossible de savoir s’il est sincère, si mes paroles se sont véritablement frayé un chemin jusqu’aux territoires marécageux qui lui tiennent lieu de conscience. Moi, dis-je, je ne sais pas quand je sors. Mais personne ne reste ici éternellement. Et je te retrouverai, tu comprends ça ?
Ouais.
Je te retrouverai. Je viendrai te rendre visite. J’ai accès aux fichiers de chacun des pensionnaires de Grendon – toutes les adresses. Je me pointerai chez toi un beau jour. Ta discothèque a intérêt à être en ordre. »