Boussole
31/08/2015 Coups de coeur
Envers et contre tout, sublime et rusée, la belle résonance plutôt que l’infâme prétendu choc entre civilisations.
Publié chez Actes Sud le 20 août 2015, le neuvième texte de Mathias Énard propose à la fois le flamboyant contrepoint et le rusé complément de son « Zone » de 2008.
Réussissant à nouveau l’art subtil du décalage, de l’invention d’une position de narration curieusement excentrée, pour nous parler de nous et de notre monde à chacun, un musicologue autrichien, spécialiste des influences orientales dans la musique classique, succède ainsi à l’agent secret franco-croate de « Zone » ou au jeune Marocain féru de polars de « Rue des voleurs ».
Je lui ai rafraîchi la mémoire, oui, je suis Franz Ritter, nous nous sommes déjà vus à Damas avec Sarah – ah bien sûr, le musicien, et j’étais déjà tellement habitué à cette méprise que je répondis par un sourire un peu niaiseux. Je n’avais pas encore échangé plus de deux mots avec la récipiendaire, sollicitée par tous ses amis et parents que j’étais déjà coincé en compagnie de ce grand savant que tout le monde, en dehors d’une salle de classe ou d’un conseil de département, souhaitait ardemment éviter. Il me posait des questions de circonstance sur ma propre carrière universitaire, des questions auxquelles je ne savais pas répondre et que je préférais même ne pas me poser ; il était néanmoins plutôt en forme, gaillard, comme disent les Français, pour ne pas dire paillard ou égrillard, et j’étais loin de m’imaginer que je le retrouverais quelques mois plus tard à Téhéran, dans des circonstances et un état bien différents, toujours en compagnie de Sarah qui, pour l’heure, était en grande conversation avec Nadim – il venait d’arriver, elle devait lui expliquer les tenants et aboutissants de la soutenance, pourquoi n’y avait-il pas assisté, je l’ignore ; lui aussi était très élégant, dans une belle chemise blanche à col rond qui éclairait son teint mat, sa courte barbe noire ; Sarah lui tenait les deux mains comme s’ils allaient se mettre à danser. Je me suis excusé auprès du professeur et suis allé à leur rencontre ; Nadim m’a aussitôt donné une accolade fraternelle qui m’a ramené en un instant à Damas, à Alep, au luth de Nadim dans la nuit, enivrant les étoiles du ciel métallique de Syrie, si loin, si loin, déchiré non plus par les comètes, mais par les missiles, les obus, les cris et la guerre – impossible, à Paris en 1999, devant une coupe de champagne, de s’imaginer que la Syrie allait être dévastée par la pire violence, que le souk d’Alep allait brûler, le minaret de la mosquée des Omeyyades s’effondrer, tant d’amis mourir ou être contraints à l’exil ; impossible même aujourd’hui d’imaginer l’ampleur de ces dégâts, l’envergure de cette douleur depuis un appartement viennois confortable et silencieux.
Bien loin en apparence du fracas historique des combats, des coups tordus et des atrocités qui rythmaient si étrangement et si diaboliquement « Zone », « Boussole » évoque au contraire la douceur cultivée qui parvint durant des siècles, contre les vents et les marées des invasions et des croisades réciproques, à irriguer la musique et les arts, de part et d’autre de la Méditerranée orientale et du Bosphore, la ville de Vienne n’ayant certainement pas été choisie par hasard, pointe extrême de l’avance militaire ottomane en Europe, pour résonner, avec Paris dans un autre registre, face aux trois cités emblématiques d’Istanbul, de Damas et de Téhéran, au fil d’un chahut apparent que décryptent ici non pas diplomates et militaires – ou en tout cas, pas au premier chef – mais archéologues, anthropologues, peintres, musiciens et historiens d’art.
La question qui hantait Sarah après notre visite du Musée juif, c’était celle de l’altérité, de quelle façon cette exposition éludait la question de la différence pour se centrer sur des « personnalités éminentes » qui ressortissaient au « même » et une accumulation d’objets dénuée de sens qui « désamorçait », disait-elle, les différences religieuses, cultuelles, sociales et même linguistiques pour présenter la culture matérielle d’une civilisation brillante et disparue. Cela ressemble à l’entassement de scarabées fétiches dans les vitrines en bois du musée du Caire, ou aux centaines de pointes de flèches et de grattoirs en os d’un musée de la Préhistoire, disait-elle. L’objet remplit le vide.
Au fil de ce formidable conte à tiroirs – présence secrète des « Mille et une nuits » oblige -, les amatrices et amateurs du grand « Quatuor de Jérusalem » d’Edward Whittemore reconnaîtront, sans recours au fantastique diffus ici, la trame intense qui lace et entrelace néanmoins, à chaque étape de l’histoire, le politico-militaire et l’artistico-culturel, comme en témoigne entre bien d’autres la haute figure d’Aloïs Musil, explorateur, écrivain, agent secret, archéologue et cousin de Robert Musil.
Il gagnait beaucoup d’argent, arpentait la Syrie dans un 4×4 blanc impressionnant, passait de chantiers de fouilles internationaux à la prospection de sites hellénistiques inviolés, déjeunait avec le directeur des Antiquités nationales syriennes et fréquentait de nombreux diplomates de haut rang. Nous l’avions accompagné, une fois, sur l’Euphrate, dans une visite d’inspection au milieu du désert derrière l’atroce ville de Raqqa, et c’était merveille de voir tous ces Européens suer sang et eau au milieu des sables pour diriger des commandos d’ouvriers syriens, véritables artistes de la pelle, et leur indiquer où et comment ils devaient creuser le sable pour en faire renaître les vestiges du passé. Dès l’aube glacée, pour éviter la chaleur de la mi-journée, des indigènes en keffieh grattaient la terre sous les ordres de savants français, allemands, espagnols ou italiens dont beaucoup n’avaient pas trente ans et venaient, gratuitement le plus souvent, profiter d’une expérience du terrain sur un des tells du désert syrien. Chaque nation avait ses sites, tout au long du fleuve et jusque dans les terres mornes de Jéziré aux confins de l’Irak : les Allemands Tell Halaf et Tell Bi’a qui recouvrait une cité mésopotamienne répondant au doux nom de Tuttul ; les Français Doura Europos et Mari ; les Espagnols Halabiya et Tell Haloula et ainsi de suite, ils se battaient pour les concessions syriennes comme des compagnies pétrolières pour des champs pétrolifères, et étaient aussi peu enclins à partager leurs cailloux que des enfants leurs billes, sauf quand il fallait profiter de l’argent de Bruxelles et donc s’allier, car tous se mettaient d’accord quand il s’agissait de gratter non plus la terre, mais les coffres de la Commission européenne.
C’est en associant le supplice de Tantale amoureux, ici au très long cours, d’un roman universitaire digne de David Lodge (fort justement cité par le narrateur) et le labyrinthe qu’aurait tissé un Roberto Bolaño moyen-oriental ou balkanique (là aussi, l’auteur qualifiant au détour d’une phrase son héroïne Sarah de « détective sauvage » nous distille les indices justement nécessaires) que Mathias Énard développe pour nous cette spirale hypnotique, ni glose ni exposition gratuite, mais bien conduite forcée – comme l’eau à extraire de sous le désert – vers une sublime résonance entre civilisations, preuves et espoirs à l’appui, revendication ô combien cruciale en une époque qui se laisse convaincre peu à peu d’un choc réel et inéluctable, en y distinguant hélas de moins en moins le masque ricanant de la prophétie auto-réalisatrice entonnée par quelques idéologues moisis de tous bords.