Comment lutter contre le terrorisme islamiste dans la position du missionnaire
23/01/2014 Coups de coeur
L’histoire se déroule à Aarhus, deuxième ville la plus importante du Danemark et la ville danoise la plus multiculturelle. Le narrateur est un pakistanais d'éducation musulmane et devenu athée, professeur comme Tabish Khair de littérature anglaise à l’université d’Aarhus.
Ce roman est une jubilation de la première à la dernière page, et en même temps formidablement rusé. Au début - dans un premier chapitre intitulé "Prolégomènes à une intrigue"-, le narrateur se masturbe désespérément au volant de sa Hyundai pour tenter de récupérer un échantillon de son sperme dans un récipient de plastique pour une procréation médicalement assistée. Ça ne fonctionne pas car il est trop pressé (il n’a que dix minutes car il doit prononcer une conférence une heure plus tard loin de là) et trop stressé (notamment car le récipient est d’une taille très imposante et car il est perturbé par l’apparition d’une voiture de police dans la brume matinale qui, pense-t-il, ne va pas manquer de venir voir ce qu’un individu apparemment musulman fait à cette heure matinale dans une voiture dont le moteur tourne).
À la suite de cet échec, et de son refus de continuer ces tentatives de masturbation déprimantes, son mariage va imploser et il va s’installer en colocation avec Ravi, un indien hindouiste de la grande bourgeoisie, écrivain thésard au charme dévastateur, dans l’appartement de Karim Bhai, un chauffeur de taxi, indien lui aussi, un musulman orthodoxe et rigide, dénué de tout humour. L’auteur est particulièrement doué pour brosser avec ses personnages la complexité des trajectoires et des personnalités humaines, ici avec ces trois personnages, trois immigrés pris entre leurs repères culturels d’origine et leur expérience du Danemark.
Mais ce n’est pas tout, pour les prolégomènes. Le narrateur, écrivain-professeur malicieux ou tout du moins absolument non fiable, nous dit aussi comment on devrait raconter une histoire, selon les canons de la théorie littéraire, en même temps qu’il fait dans son roman exactement l’inverse : En annonçant d’emblée, et au fil du récit, que des événements dramatiques à forte portée médiatique vont nous être révélés, que cet appartement fut celui mentionné dans tous les tabloïds lorsque "la chose" est arrivée, qu’il aurait dû se méfier…, il va, par la construction de la narration elle-même, questionner les préjugés sur la création littéraire et nous montrer comment nos préjugés se forgent en général.
La cohabitation des trois indopakistanais, leurs échanges, leur voisins et collègues, et leurs histoires d’amour – des rencontres via Internet à l’histoire d’amour de Ravi avec Lena, une danoise superbe mais manquant totalement de spontanéité -, forment un roman passionnant à multiples intrigues, qui questionne avec beaucoup d’humour les préjugés et soulève de très nombreuses questions : Cette société danoise (et occidentale) qui se dit permissive et tolérante l'est-elle vraiment ? Pouvons-nous appréhender la complexité de l’autre dans un environnement simplificateur, dans lequel nous sommes matraqués sans cesse d’images préfabriquées ? Quelles sont les conséquences éventuelles de la peur et de la menace terroriste, toujours identifiée comme islamiste, qui est amplifiée en permanence par les media ? Comment peut-on – ou peut-on seulement – ne pas être envahi par les préjugés et les idées reçues, y compris pour des individus ayant évolué dans un milieu «multiculturel», et qui se croient ou se veulent tolérants et ouverts ?
Avec son titre provocateur (la première fausse piste d’un écrivain apparemment très joueur), en hommage à Dany Laferrière, «Comment lutter contre le terrorisme islamiste dans la position du missionnaire» est une lecture jubilatoire et profonde, avec des questions qui résonnent pendant longtemps.
«Ravi se l'expliquait ainsi : "Presque tous les Angliches et les Yankees titulaires dans les facultés d'anglais du Danemark, qui sont ici au fond parce qu'ils sont américains ou angliches, et tous les Danois, qui sont ici parce qu'ils sont Danois - ce qui me semble déjà beaucoup plus logique -, adorent la littérature multiculturelle, bâtard. Tu le sais bien. Nous le savons bien. Cela leur rappelle leurs arrière-grands-parents aux colonies. Evidemment ils aiment Rushdie et Naipaul. Naipaul, Kureishi, Rushdie : enfin, ces types sont tellement indiens qu'ils parlent même avec un accent anglais ! Voilà pourquoi les gens comme nous devraient écrire des romans, "yaar" ; imagine tes collègues se tortillant dans tous les sens, partagés entre leur désir d'être ouverts d'esprit et la crainte souterraine que nous leur chapardions leur langue de pain et de beurre, et ceci avec notre accent délibéré de "roti" et de "ghee".»
Lexique (dans le glossaire à la fin du roman) :
"Yaar" : Mon vieux, mon pote (argot hindi)
"Roti" : Pain plat de farine complète, sans levure
"Ghee" : Beurre clarifié