Dans la queue le venin
03/03/2015 Coups de coeur
Conte érotique à la fausse légèreté, flamboyante démonstration du travail poétique possible sur cliché et métaphore.
Publié en février 2015 chez l’Arbre Vengeur, le douzième roman de Claro réussit à nouveau cette démonstration de véritable platine à double action (voire triple action, si cela existait pour les armes de combat) qui est l’une de ses passionnantes marques de fabrique depuis déjà un moment.
En première et réjouissante lecture, « Dans la queue le venin » nous offre un conte érotique enjoué, audacieux, décapant, riche en scènes de sexe, tendre et physique, assumées le sourire aux lèvres, entre Paris et Istanbul, et dans l’avion qui joint les deux cités le temps d’un transport, alliant la jouissance procurée par un environnement à découvrir – dont il s’agit de profiter pleinement – à celles issues du corps sensible et du cerveau rêveur. Cette écriture-là, parvenant à se tenir à distance tant de la pornographie que de la mièvrerie, n’est déjà pas une mince affaire.
Dans l’avion qui l’emporte, que dis-je, qui la transporte jusqu’aux portes d’Istanbul, la fringante Pomponette Iconodoule – et je te jure, lecteur, que c’est là son véritable alias ! – s’interroge. Et par là même interroge en elle tout locataire d’ici-bas voué aux errances. Elle se demande bien, se demande mal aussi, pourquoi elle a choisi, en guise de destination, pour ne pas dire de destinée, Istanbul plutôt que Culmont-Chalandrey ou Chicago, quand soudain ! cliqueti cliqueta ! un bruit de glaçons qui dansent, de bouteilles riquiquis qui cliquettent (tels de tintinnabulesques clitoris, pense, musicale, Pomponette), le frou-frou celluloïdal de micro sandwiches emballés, les puissants bâillements des journaux internationaux déployant leurs ailes mouchetées de caractères noirs et boursiers, bref, une symphonie qu’aucune baguette ne saurait dompter et qui s’accompagne d’une ola d’affamés humains entassés dans l’habitacle de l’avion : les têtes sortent de la haie des rangées, gîtent comme sous l’effet d’une brise, puis se superposent dans la perspective qui mène au chariot attendu : c’est l’heure de la collation, et le personnel navigant, telle une mère pélican prenant conscience mais comme à regret de ses devoirs, s’en va nourrir, avec une régularité métronomique, l’ensemble de sa couvée ceinturée, se voûtant se relevant avec cette grâce qu’on sait fortuite et nécessaire.
Immédiatement sous cette première lecture, l’accompagnant peut-être à chaque pas et à chaque halètement, un éclat émancipateur vibre déjà, joliment dévastateur, parvenant à inscrire, paradoxalement en un lieu largement décoré de minarets et où chantent puissamment les muezzins – les religions du Livre n’étant le plus souvent guère portées à la joyeuse gaudriole qui détourne de tâches adoratrices jugées plus nécessaires et plus conformes -, les libertés de penser, d’agir et de jouir (beaucoup), parmi les alertes pérégrinations de l’héroïne, légère et court-vêtue, ardente instigatrice de l’action à coup sûr, mais ne se souciant visiblement ni de probité candide ni de lin blanc. Être une femme libérée serait ainsi plus facile – il s’agit d’un conte, le ton enjoué et les contingences tenues à distance ne nous le laissent pas oublier.
Les trous d’air sont là pour nous rappeler que l’atmosphère terrestre est un vide mal entretenu, truffé d’invisibles nids-de-poule et sujet à d’inconfortables dérapages aériens. Aucun amortissage moelleux à espérer du côté des couettes pâlottes qu’ils survolent actuellement. La couverture nuageuse est comme la tendresse humaine : de loin elle rassure, mais à peine éprouve-t-on sa résistance qu’elle se disperse en lâches lambeaux. leur avion doit survoler l’Italie, ou la Bulgarie, peu importe, Paris n’est déjà plus qu’un pois chiche à l’ouest de l’Occident, une bourgade livrée aux touristes et aux désœuvrés, une cité étanche à l’amour et rétive aux minarets. Et sweet Pomponette de soupirer comme on souffle une bougie d’anniversaire en trop : elle ne connaît en effet de la Turquie que l’ombre virtuelle de la Corne d’Or, entrevue sous des draps tendus, à même le cuir enivrant d’un amant provisoire, le peu loquace Soliman Rastaquouère. C’est dire si son ignorance est torride.
La troisième balle tirée par ce roman pourtant ramassé, avec ses 150 pages, est pourtant sans doute la plus décisive : Claro donne toute sa puissance d’écriture lorsque percent, dans sa trame minutieusement agencée sous ses airs cavaliers, les défis intellectuels et les contraintes langagières domptées au fil des pages.
Déterminer le nombre d’anecdotes apparentes et le degré de torsion à exercer sur elles pour faire émerger un sens neuf et complet du XIXème siècle (« Livre XIX »), inventer le langage propre de la fée électricité confrontée à sa plus atroce mission (« Chair électrique »), confronter, loin des parapluies, des machines à coudre et des tables de dissection, les innombrables grains de sable – solidifié en béton ou non – du bunker du sniper aux innombrables serpents de la chevelure de Méduse (« Bunker anatomie »), extraire d’un magique coup de sonde spatiale l’architecture intime d’une culture musicale (« Black Box Beatles »), imaginer le roman flaubertien se mettant à vivre et parler de lui-même, sans le secours direct de ses personnages (« Madman Bovary »), insérer l’exact tissu de mythes supplémentaires à l’intérieur d’un mythe américain moderne, fondateur, pour parvenir à décrire l’intégralité du premier XXème siècle (« CosmoZ »), tester à ses limites la capacité d’une même phrase à absorber, en superposition, le nombre le plus élevé possible de registres lexicaux, pour lui donner son abyssale résonance interne et toute la substance du deuxième XXème siècle (« Tous les diamants du ciel ») : ce sont ces défis proposés – avoués ou non – et relevés qui permettent à Claro d’atteindre cette écriture d’une justesse poétique si rarissime.
L’auteur se garde de tout manifeste littéraire, ne revendique ni école ni chapelle, mais la vigueur et la clarté avec lesquelles il expose ses goûts et ses dégoûts dans l’indispensable « Cannibale lecteur » l’en dispense aisément, lui, vis-à-vis du lecteur curieux. Dans cette perspective, « Dans la queue le venin » se livre à chaque page à une impitoyable et salutaire démonstration : derrière chaque cliché (langagier ou touristique), derrière chaque métaphore apparemment usée jusqu’à la corde, derrière chaque comparaison potentiellement abusive, présentées ici par joueurs et drôles wagons entiers, l’écrivain maîtrisant son art et digne de sa quête peut détecter, extraire, puis faire discrètement et subtilement briller, un sens véritable, un jeu différent avec les mots, une idée neuve, un écho qui désarçonne l’habitude et le réflexe conditionné.
Loin de la bouillie stomacale, digérée avant même d’avoir pu effleurer le palais, à laquelle se réduit une toujours trop grande part de la littérature dite « à succès », loin d’un ésotérisme gratuit et obscur qu’une autre littérature revendique trop aisément pour masquer son absence d’ambition et de pensée, la contrainte dissimulée et l’obstacle apparent créent une fois de plus ici l’authentique poésie, indépendamment du sujet mais néanmoins en étroite résonance avec lui. Une fois soigneusement tordus et redressés, les moindres clichés de l’amour, du sexe et du voyage prennent ici l’éclat neuf de la vraie écriture en action, et justifient pleinement notre enthousiasme de lectrice ou de lecteur.
Les villes, les vraies villes, celles qui n’ont pas encore succombé aux purifications techniques, sont pareilles aux corps livrés aux visitations du stupre, elles sentent, et sentent fort, elles sont senteurs et même âcretés, elles marient le paprika et le moisi, l’urine et l’essence, la pierre froide et le fer rouillé, la merde et le lilas, comme nous elles se laissent aller et en font trop, vieillissent en résistant, s’épanouissent au milieu des effluves de cocaïne et de menstrues, de paille roussie et de laine imbibée, ivres de couleurs et d’éjaculations sonores, et tant pis si parfois ça pue, tant si tout n’est ni hommage aux roses de Saadi ni souvenirs d’encens, car les villes ne se lavent guère et nous trimballent du lupanar des espoirs à l’abattoir des regrets sans prendre la peine de nous essuyer la mémoire.