Dans les Cités
23/01/2014 Coups de coeur
Magnifique, poétique, drôle et tragique odyssée d'une immersion ethnologique en banlieue.
Publié en 2011 chez Fiction & Cie au Seuil, le deuxième roman de Charles Robinson nous offre, en 520 pages denses, hautes en couleur, en poésie et en surprises, une véritable odyssée d’une « cité » de grande banlieue parisienne.
Mandaté par un cabinet d’architecture, à la fois posément cynique et gentiment post-moderne, le narrateur, jeune ethnologue à peine sorti des études, entreprend une enquête aussi approfondie que possible, à la rencontre méthodique des habitants des Pigeonniers, ex-cité urbanistiquement radieuse dont il est lui-même originaire – mais qu’il a quittée il y a fort longtemps -, alors qu’elle est secrètement promise à une destruction prochaine avant d’être rebâtie « à neuf ».
Le regard ethnologique, magnifique position narrative, permet de rencontrer un maximum d’acteurs locaux – conformément au cahier des charges de l’étude – et de retranscrire leurs perceptions dans leur propre langage, rodomontades et provocations comme passions et désirs, bâtissant une ample fresque sous nos yeux de lecteur de moins en moins incrédule : GTA le « fixer », 666 ou No Life les bio-goths, M l’entreprenant entrepreneur des vices tous azimuts, Jizz et Craps les musclées petites mains des micro-empires en gestation, Goune la joueuse de poker en ligne, Booz et Mooz les obèses intellectuels autodidactes et prophétiques, Gerberine le passe-muraille qui sait tout des secrets de la cité, la Grenouille infatigable responsable locale de Pôle Emploi, Mister Gaulois le concierge jadis vilipendé reconverti en garde-champêtre informel et néanmoins reconnu, et tant d’autres mutants plus ou moins prononcés produits par les lieux… jusqu’à l’Opossum, la propre sœur enseignante du narrateur.
Tandis que remontent à la surface, conscience et mémoire du narrateur, les souvenirs d’enfance et d’adolescence, des amours de l’époque avec la surdouée Bach Mai et de la complicité contrariée avec le « meilleur ami », l’enquête verra surgir le sans doute inévitable : la violence sourde, nourrie de légendes urbaines et de rêves impossibles à maîtriser, qui peut jaillir sans prévenir, geyser de préjugés et de fatalité.
Un grand livre, qui mérite d’être mis en résonance avec le très beau et si surprenant « Clan Boboto » du « griot junior » Joss Doszen.
« - Dans un village, des tas d'occasions existent pour tisser des liens, les gens ne font pas que se gêner mutuellement. C'est un peu baguette & tradition, bien sûr. Mais ça marche, ça fermente. Là, l'incubateur était tellement stérile que seules des formes mutantes ont pu survivre. À la marge. Des bricolages existentiels. »
« Elle repart vers l'entrée du magasin, franchit cet étrange corridor qui sert en général à préparer l'assassinat des vachettes, et qui sert ici à désigner à la ville et au monde les salopards SORTIS SANS ACHAT, elle passe entre les portiques qui ne se donnent même pas la peine de l'électrocuter. »
« En fait, cette imbécillité qu'on nomme l'adolescence, il ne faut pas la juger à ces pousses désordonnées et répétitives, mais à la profondeur des racines qu'elle fore.
Ne vous fiez pas aux feuilles jobardes, ses fruits sont sous la terre. L'adolescence, c'est des patates. »