Dernières nouvelles d’Œsthrénie
03/11/2014 Coups de coeur
Des Balkans imaginaires pour dire la triste et belle ambiguïté du contemporain. Magnifique.
Publié en octobre 2014 aux éditions Dystopia Workshop, le troisième roman d’Anne-Sylvie Salzman réalise un croisement miraculeux, puissant, et d’une belle poésie instable, des différentes facettes que révélaient déjà « Au bord d’un lent fleuve noir » (1997) et « Sommeil » (2000), comme ses recueils de nouvelles « Lamont » (2009) et « Vivre sauvage dans les villes » (2014).
Balkanique en diable, incarnation pour ainsi dire essentielle du carrefour emblématique de l’Europe, l’Œsthrénie est pourtant impossible à situer sur une carte géographique courante : l’auteur a multiplié les indices éventuels créant l’illusion de pouvoir tenter d’ « identifier » la contrée, mais les éléments en sont sciemment et habilement contradictoires. Montagnes impressionnantes, vallées encaissées, hauts plateaux, plaine côtière : tant le littoral adriatique adossé aux Alpes dinariques que le creux bessarabien de la mer Noire, au pied des Carpathes, pourraient, avec certains aménagements, se prêter au jeu, mais dès que l’on croit discerner un repère physique, un caractère d’histoire, de culture, ou tout simplement de géographie humaine vient brouiller la piste. Comme le suggèrent Yves et Ada Rémy dans leur chaleureuse et intelligente préface, il faut accepter que cette nation si réelle et si belle, sous son indéniable rudesse, soit néanmoins comme « clandestine ».
En choisissant de conter six moments du pays, égrenés, sans marques historiques très précises, approximativement entre 1880 et 1980, saisis par six narratrices ou narrateurs différents, que lient (sauf un) le sang et l’hérédité, par des voies parfois quelque peu détournées, chacune et chacun aux destins peu communs mais venant in fine épouser le creuset du sol natal (réel ou imaginé), Anne-Sylvie Salzman nous offre un tour de force d’une rare finesse, en jouant sur toutes les tonalités d’un registre narratif particulièrement étendu pour mieux dérouter et ravir la lectrice ou le lecteur.
Dans l’arrière-plan de sa phrase, l’auteur dissimule tout au long de ces 293 pages des pièges différents, tous rusés, mais ne cachant jamais l’humain et le paysage, si résolument tristes et si paradoxalement beaux. Quelques mots en suspens, quelques phrases aux résonances inquiétantes suffisent à convoquer la menace de tout le fantastique du dix-neuvième siècle d’Europe centrale, et de ses versions actualisées, sans âge : des tourelles d’un château peinant à maintenir son rang et de ses parcs riches en étangs sombres et chargés d’indicible potentiel, d’un intriguant savant touche-à-tout féru de coutumes locales, mais aussi politiquement habile et indéniablement libidineux, des ruelles désertées d’une capitale angoissée, des librairies sans âge aux étagères poussiéreuses et aux tenanciers méfiants, des souterrains de châteaux populaires néo-staliniens cachant leurs rivières millénaires, des bergeries secrètes dans la montagne peut-être reconverties en lieux de culte prohibé, peuvent surgir à tout moment fantômes et spectres issus des cauchemars ténus d’un Gustav Meyrink, d’un Bram Stoker, d’un Alfred Kubin, mais sans doute plus encore, résonnant sans cesse de la possibilité de drames familiaux et de rituels enfantins ou adolescents qui se dérobent au récit, avec le grand Iain Banks de The Wasp Factory (Le seigneur des guêpes) ou de A Steep Approach to Garbadale (non traduit en français).
Dans cette atmosphère organique, menaçante dans ses intimités et le plus souvent résignée à s’inscrire du côté des perdants perpétuels de l’Histoire, Anne-Sylvie Salzman distille les clins d’œil extraits de nos imaginaires partagés, toujours en touches subtiles et sans surlignement indigeste : les révolutionnaires d’avant la première guerre mondiale comme ceux de l’immédiat après-guerre oscillent ainsi discrètement entre les moustaches de Dostoïevski et celles d’Hergé, tandis que l’érection d’un impossible palais devient comme une synthèse impossible d’histoire royalo-religieuse syldave et de socialisme dictatorial bordure, tout autant qu’une méditation sur les improbables architectures politiques nées au bord de la Save, de l’Ishëm, du Danube ou de l’Iskar, selon les époques ; une fuite dans les Hauts, sauvages et désolés, peut prendre soudainement des allures de recours aux forêts, ou aux Highlands d’une perpétuelle rébellion écossaise (ni Walter Scott ni Robert Louis Stevenson ne sont très loin à ces instants) ; le récit d’une conquête par l’héréditaire ennemi roumain, parmi d’autres, associe Jaroslav Hašek et Ivo Andri? pour une rude plongée dans le forcené maquis des Hauts, toujours perdant mais toujours indompté ; l’inscription jamais achevée de l’histoire et de la foi entre le mythe qui cimente et le fanatisme qui détruit évoque aussi le meilleur du « Dictionnaire khazar » de Milorad Pavic, comme l’obsession des frontières et des identités résonne étrangement avec la belle « Ligne des glaces » d’Emmanuel Ruben.
C’est tout le sens du miracle d’équilibre en finesse qu’accomplit ici Anne-Sylvie Salzman : dans un récit qui s’ancre avant tout dans des fantômes et des démons intimes, dans un rapport charnel à la terre et au sol, dans une menace fantastique jamais formulée et dans un désenchantement résigné digne de Lampedusa, inscrire toute la vertigineuse interrogation des nationalismes passés et contemporains, de tout ce qu’implique, aujourd’hui encore, au-delà des nostalgies plus ou moins bien placées, qu’une bataille livrée en 1389 veuille conférer des droits sur un lieu pour l’éternité, que la vie d’un saint décédé en 885 puisse conserver un pouvoir d’appel à la haine religieuse, que la présence d’uranium dans une montagne puisse justifier l’écrasement et la destruction d’une nature et d’une population, que la natalité plus vigoureuse autorise à exiger des frontières plus étendues, et que la conscience de soi en tant que peuple entraîne si automatiquement et si avidement le rejet de l’autre.
Souvent évoquée et jamais visitée dans le texte : la riviera œsthrénienne de Tillani ? (Perast, Montenegro)
Intemporel en apparence, nourri de traditions et d’imaginaires multiples, bénéficiant du somptueux travail de fabrication d’objet coutumier chez Dystopia Workshop, servi par une superbe couverture de Laurent Rivelaygue, c’est un très grand texte contemporain, d’une surprenante beauté dans sa grisaille revendiquée, que nous offre Anne-Sylvie Salzman.
Ayant pleine conscience de mon déshonneur et du plaisir qu’il me donne et sans doute me donnera encore, car je ne peux y renoncer, je confesse ici les actes mauvais qui m’écartent à jamais de la maison du père.
Je suis née, dernière de leurs enfants, à Zelenka, du baron Zelenka et de Catherine Oczimowa sa femme. De cela il y a vingt-deux ans ces temps-ci et dix-neuf seulement lorsque je quittai Zelenka. Naquirent avant moi Paulin, mort dans l’enfance, et Seban, frère vivant. Paulin fut enterré dans un cimetière que le baron mon père fit ouvrir sur ses terres. Avant cela les Zelenka étaient enterrés au village qui porte ce nom, et c’était une bonne chose que de reposer au milieu des autres. Quand Paulin mourut, le baron en eut un chagrin qu’il voulut cacher à tous. Ce cimetière de Paulin n’est qu’un enclos où sont aussi deux chiens de la maison, Tvor et Faj, et maintes autres bêtes que Seban, puis moi, y avons enterrées. Les murs sont de pierre grise ; la grille ne ferme plus. La tombe de Paulin est surmontée d’une stèle à la manière autrichienne, et d’un arbuste qui donne des fleurs blanches, puis des baies de la même couleur. De Paulin reste aussi un portrait que ma mère longtemps garda dans sa chambre. Paulin, qui mourut à trois ans, est en veste jaune ; il a un poupon dans les bras. Le peintre lui fit un visage de vieil enfant, comme j’en ai vu dans des cirques, et ma mère me dit un jour qu’elle s’en souvenait bien ainsi. Paulin mourut d’une fièvre qui est fréquente dans ces vallées. (« La boucle »)
Kesenic souriait dans la pénombre. J’avais trouvé Kesenic seul habitant de Zelenka lorsque les barons m’avaient vendu le château et les terres, et je l’avais gardé. Puis une année, sa femme, qui était des Hauts et y passait toujours la Pâque, qu’ils appellent Résurrection, n’était pas revenue au château. Elle n’aimait que ses montagnes. Kesenic était parti la rejoindre.
– Nous nous reverrons demain, dit-il, au retour de là-haut. Je vous expliquerai.
Les aizes au fur et à mesure que le soleil baissait étaient revenues voler autour des toits. La patrouille partit vers la montagne et je crus voir d’autres ombres briller en contrebas. Je me rappelai à voir Kesenic marcher qu’il avait perdu une jambe à la guerre, en France, et n’était plus si jeune.
– Sa femme a de la parenté chez nous, dit le messager, imperturbable. Ils avaient une maison à Dombrace, bien plus bas, mais le village tombe dans la mine.
Ces mines dans les montagnes étaient des mines de plomb, de fer et d’uranium. Des soldats les gardaient et les mineurs, je crois, venaient tous de nos prisons. (« Dans les Hauts »)
Enfin nous sommes morts et allons librement dans les montagnes, que nous avons aimées, et qui ne nous ont jamais gardés de nos ennemis. Nous dansons sur le sommet de l’Antakazh, que des ouvriers creusent nuit et jour, dans la boue, pour le plomb et l’uranium. Des trains, la nuit, traversent la grande vallée jusqu’au village que nous appelions Kurmaneh ; des soldats gardent le chemin de fer. Les aizes montent en nuées grises et rouges vers les plus hautes cimes, tous les printemps, une année sont si nombreuses qu’elles cachent le soleil ; puis disparaissent à jamais de nos montagnes.
Nos villages sont perdus ; la terre a mangé nos villages. Nous les cherchons parfois dans la montagne, dans l’espoir de retrouver nos tombes ; nos tombes elles aussi sont perdues, nos champs sont perdus, nos troupeaux sont perdus, nos richesses sont perdues. Cervenece est dans les mines et Selak n’est plus ; Komes, Falles et Bos sont sous le barrage ; Kormaneh seule reste debout. Y habitent ouvriers et soldats, qui vivent sans doute comme nous vivions, le matin regardent s’il pleut ou s’il fait brume, et soupirent. (« Enfin nous sommes morts »)