Du hérisson
16/06/2014 Coups de coeur
L’écrivain seul et industrieux à sa table de travail, prêt à l’abdication de son ambition littéraire, est sur le point de démarrer l’écriture d’un roman réaliste et autobiographique - sous le savoureux titre de Vacuum extractor - dans lequel il dévoilera tous ses petits secrets. Alors il aperçoit, dans l’angle de cette même table, un hérisson naïf et globuleux.
Et donc tout en brûlant ses manuscrits inédits dans l’antre de sa cheminée, au lieu de suivre son projet initial, Eric Chevillard nous sert "Du hérisson", petit animal forcément affublé des adjectifs naïf et globuleux. Et donc le hérisson naïf et globuleux, objet et pensée perturbatrice, et l’histoire personnelle que l’auteur voulait écrire, se disputent l’énergie de l’écrivain et l’espace de la page, dans un texte d’une intelligence, d’une fantaisie et d’une drôlerie sans limites, où l’ensemble du monde tout à coup se mesure, à l’aulne d’un hérisson naïf et globuleux.
«Mon hérisson naïf et globuleux me regarde sans peur. On connait mal sa tête. C’est dommage. Comme si on ne le voyait que de dos, ou de haut. Les Celtes le nommaient l’affreux (gráineóg). Tant pis pour eux. Son histoire est celle de Peau d’Âne. Sous la pelisse grossière se trémousse une belette souple et fluette. L’homme fait sans cesse affront à l’animal, ainsi par exemple au crabe, nettoyeur des plages, multiple comme une main de coiffeur dans la frange de la mer, pacifique habitant des eaux calmes
devenu le symbole du cancer. On me permettra aussi de déplorer que le virus de l’immunodéficience humaine affecte plus ou moins dans nos représentations la forme du hérisson naïf et globuleux. Certes, ce dernier aspire à se rendre effrayant et cette modélisation prouve qu’il y parvient au-delà de ses espérances. Mais ne symboliserait-il pas mieux encore la santé, le triomphe d’un système défensif et immunitaire à toute épreuve ? C’est à peine si le venin de la vipère trouble son sang. Il faut le frapper avec une pelle pour le contusionner et si l’on ne disposait pas de témoignages, fort peu nombreux au demeurant, émanant de chauffeurs de poids lourds, on pourrait croire qu’il ne saigne jamais du nez.»
Le hérisson est tour à tour petite chose, forteresse et titan, fantaisie métaphysique et rempart infranchissable contre le réalisme et l’ennui d’une œuvre littéraire qui raconterait une vie vide de sens.
Lors d’une soirée magique à la librairie Charybde, Pierre Jourde qui officiait ce soir-là comme libraire invité, a parlé d’ Eric Chevillard comme de l’écrivain absolu. Je veux donc rendre grâce à Pierre Jourde, qui au-delà de l’auto fictif m’a fait plonger avec jubilation dans le monde enchanté du langage de Chevillard.
«Écrire, je croyais que c’était cela
pourtant, précipiter le monde dans une formule, tenir le monde dans une formule, court-circuiter les hiérarchies, les généalogies, ce faisant produire des éclairs, recenser les analogies en refusant la comparaison trop facile du hérisson naïf et globuleux et de la châtaigne dans sa bogue malgré la tentation permanente et sa démangeaison insupportable, créer du réel ainsi en modifiant le rapport convenu entre les choses ou les êtres, élargir le champ de la conscience, en somme, au lieu de le restreindre à nos préoccupations d’amour et de mort ou comment se porte mon corps
ce matin ? Mais non, décidément, je suis seul sans doute à penser cela. Me serais-je trompé sur la nature et l’enjeu de la littérature ?»
Eric Chevillard n’est pas totalement seul mais ils sont tout de même assez peu nombreux, à refuser ainsi toute banalité, à faire preuve d’une exigence absolue, d’une telle puissance de la fantaisie et de l’imagination, et à nous donner une telle jubilation.