Enon
28/11/2014 Notes de lecture
La mort de sa fille comme descente aux enfers, entomologique et magnifique.
Publié en 2013, traduit en français en août 2014 par Pierre Demarty (dont j’apprécie aussi beaucoup le travail sur William T. Vollmann, et tout particulièrement la somptueuse « Tunique de glace ») au Lot 49 du Cherche-Midi, le deuxième roman de Paul Harding prouve magistralement que l’auteur, après son magnifique « Les foudroyés » de 2010, est sans doute l’un des rares contemporains capables de renouveler, avec autant de beauté efficace et de sens profond de la narration, l’intimité lyrique de la famille, dans les situations les plus intenses émotionnellement (mort du père, mort de l’enfant), drames que tant d’auteurs gâchent résolument à grands coups de mièvrerie larmoyante et de pathos éhonté.
« Kate est morte un samedi après-midi. Nous étions le 1er septembre ; trois jours plus tard, elle serait entrée au lycée. J’ai passé la journée à me promener dans le sanctuaire, sans itinéraire préconçu. Une vague de canicule s’était abattue sur Enon depuis une semaine, et la veille, j’avais veillé tard pour regarder un match de base-ball de la côte ouest ; j’avançais donc à pas lents et prenais soin de rester à l’ombre. Je songeais à Kate, aux innombrables expéditions qu’elle avait faites à la plage au cours de l’été pour parfaire son bronzage, soudain préoccupée par son apparence physique comme elle ne l’avait jamais été jusqu’alors. Les laiterons du sanctuaire avaient commencé à jaunir, et les solidages à prendre une teinte métallique. L’herbe verte, sur les bas-côtés, s’assécherait bientôt pour se transformer en paille. Des nuages pourpres et argentés, lourds de pluie, roulaient très bas dans le ciel, s’empilant pour former de vertigineux massifs. Une brise légère bousculait l’atmosphère, tourbillonnant au ras de la prairie, soulevant les libellules cachées dans les herbes hautes. Des bourdons s’activaient dans les fleurs sauvages à moitié fanées. J’espérais que la pluie vienne crever la bulle de chaleur. »
Vivant paisiblement de petits boulots dans la champêtre bourgade d’Enon, en Nouvelle-Angleterre, aux côtés de sa femme enseignante, Charlie Crosby, le petit-fils du formidable horloger des « Foudroyés », voit son univers s’effondrer en quelques instants ce matin de septembre où une voiture fauche le vélo et la vie de sa fille collégienne, prunelle de ses yeux.
Le choc insoutenable d’abord, la séparation d’avec sa femme quelque temps après, la dépression profonde ensuite, glissant rapidement et sûrement dans l’alcool, la dépendance aux tranquillisants, la drogue et la dissolution de l’être, seul dans sa maison transformée en sauvage bourbier autour de lui : Paul Harding nous entraîne à la suite de Charlie Crosby dans une spirale dramatique mais néanmoins magique de 280 pages, où l’horreur à vivre, rehaussée à chaque réminiscence du passé, à chaque cognement contre le réel, à chaque résolution toujours plus instable, détruit tous les repères temporels de la narration en même temps que les restes d’étais mentaux du narrateur. Usant d’une attention portée au moindre détail agressant la conscience du narrateur, parfois à la limite de l’insoutenable, d’un étrange humour noir tout en retenue, d’une incroyable empathie refusant pourtant toute commisération fallacieuse, l’auteur nous offre, peut-être plus encore que dans « Les foudroyés », une très rare pièce d’horlogerie psychologique, d’une bizarre et paradoxale beauté. Un grand livre.
« Depuis tout petit, j’adorais les livres et je lisais tout le temps. J’aimais les histoires policières, les histoires d’épouvante, les livres d’histoire, les livres d’art, de science, de musique, tout. Et plus l’ouvrage était volumineux, plus il me plaisait ; je recherchais délibérément les romans les plus épais, pour le plaisir de m’attarder le plus longtemps possible dans d’autres univers et dans la vie d’autres personnages. J’empruntais six livres par semaine – la limite autorisée – à la bibliothèque, et je dévorais les polars, les récits de guerre, les sagas du programme spatial Apollo et les romans russes auxquels je ne comprenais à peu près rien et tout m’exaltait, tout. Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était la façon qu’avaient ces histoires de s’entremêler dans mon esprit et d’y faire germer ainsi des idées, des images, des pensées que je n’aurais jamais crues possibles. »
« Le silence emplissait la maison vide comme une masse compacte et solide. Il pesait. Les animateurs radio me faisaient l’effet d’une nuisance sonore, insipide et dérisoire. La musique des radios classiques ressemblait à de la musique d’ambiance dans un cabinet de dentiste. Les chansons rock étaient pénibles de vulgarité et de fausseté. J’ai essayé de lire le journal, mais les mauvaises nouvelles me déprimaient encore plus, et les bonnes me semblaient inventées de toutes pièces. J’avais envie d’appeler chez les parents de Sue pour lui demander si elle était bien arrivée et si elle était contente d’être là-bas, mais je savais que c’était une mauvaise idée. Sue avait appelé, la veille. Je me rappelais l’avoir entendue laisser un message sur le répondeur, et j’avais cru comprendre au ton de sa voix qu’elle était arrivée sans encombres. J’avais déjà mauvaise conscience de ne pas avoir décroché, de ne pas l’avoir déjà rappelée, comme si j’avais gâché le dernier petit espoir qui me restait. Je n’avais pas le courage d’écouter le message, alors j’ai débranché le téléphone. J’ai regardé mon portable et j’ai vu qu’elle m’avait laissé un autre message. J’ai ouvert le boîtier et retiré la carte sim. »