Epépé
28/01/2014 Coups de coeur
Ferenc Karinthy, auteur hongrois prolixe et à ce jour peu traduit en français, publia Épépé, qu’il considérait lui-même comme son œuvre majeure, en Hongrie en 1970.
Budaï, un linguiste hongrois en partance pour un congrès à Helsinki, s’est endormi dans l’avion. À son arrivée, un bus le conduit au centre de la ville, où il se rend compte qu’il a par erreur (mais laquelle ?) débarqué dans un pays inconnu. Malgré sa connaissance exceptionnelle des langues, son esprit rationnel et extrêmement logique, son approche méthodique, son opiniâtreté, la langue de ce pays reste pour lui totalement hermétique. Et toutes ses tentatives pour repartir, tous ses questionnements pour comprendre, ne serait-ce qu’un mot, se heurtent à des regards indignés, torves, ou tout simplement vides.
Comment se faire entendre dans cette ville envahie par la foule, où se pressent partout des files d’attente monstrueuses ? Budaï est en proie à l’oppression et l’enfermement intellectuel et physique, totalement isolé dans une foule tentaculaire en perpétuel mouvement, «une masse gris noirâtre indifférente et impersonnelle, une chair à saucisse vivante et houleuse».
«Dans la rue, la circulation ne faiblit pas par rapport au soir précédent, toujours autant de véhicules et autant de piétons, klaxonnades, bousculades : il n’arrive pas à saisir où court et d’où afflue tout ce monde à cette heure-ci, du travail ou vers leur travail, ou dans quel but, et simplement qui sont tous ces gens, d’où jaillissent-ils constamment en un tel flot intarissable ?... Personne ne se soucie de lui, on ne daigne même pas le regarder, et si une seule seconde il cesse de se concentrer ou s’il rêvasse, il est aussitôt poussé d’un grand coup, propulsé dans n’importe quelle direction, il est laborieux de se maintenir debout. Il commence à constater que lui aussi doit se comporter violemment, jouer des épaules et des coudes s’il veut progresser ou atteindre un but quelconque.»
Grâce à son acharnement, il trouve le métro, réussit à se nourrir, à faire soigner une rage de dents, mais ne peut entrer en communication avec personne… ou presque. Bientôt son argent s’épuise, il est à la rue, et «ne possède plus rien, en dehors des quelques centimètres cubes de son crâne*».
Est-il dans un pays étranger, sur une autre planète ? Sa conscience s’effiloche dans ce cauchemar éveillé, il se fond dans le mouvement et en vient par moments à douter qu’un autre pays existe en dehors de son imagination. Vision totalitaire, métaphore de l’oppression en Hongrie après 1956, Épépé est un livre totalement captivant dans lequel on avance avec fièvre, comme Budaï, pour trouver une sortie.
*1984, George Orwell