Feu pour feu
10/01/2014 Coups de coeur
Intense et beau roman de la fuite, de la fissure intime, de l'horreur passée tuant aussi le présent.
Publié en janvier 2014 dans la belle collection « Un endroit où aller » d’Actes Sud, ce court roman (70 pages) de Carole Zalberg impressionne par sa sensibilité et par la précision de son langage, apte à rendre compte en toute poésie de deux expériences radicalement différentes du même réel tragique, portées par deux voix à la complicité disparue.
Celle, dominante, du père africain qui, son épouse tuée dans l’incendie de leur village, après que leur fils les ai trahis et quittés pour un destin trompeur d’enfant-soldat, bandit précoce aspirant à « davantage » de richesse, de consommation et de plaisir, raconte la fuite éperdue, la longue course à pied dans la brousse pour d’abord échapper, de justesse, aux soubresauts des atrocités d’une guerre civile, avant d’entamer, tétanisé par la mémoire de l’horreur, le périlleux voyage de l’immigration clandestine, comme un réflexe salvateur qui ignore les voies « officielles » du statut de réfugié… pour y être confronté ensuite, une fois sur place, au creux du « Continent Blanc », de ses pièges, de ses exploitations et de ses quelques solidarités diaphanes.
Celle de sa petite fille ensuite, longtemps silencieuse, nourrisson éperdument cramponné au dos de son père durant la longue fuite – et principal moteur de la course de celui-ci -, puis devenue adolescente dans la cité, au langage rare, mais échevelé et tristement obsessionnel (mode, look, statut, amours adolescentes), raconte la glissade qui conduit, trop naturellement, à déclencher accidentellement un terrible et mortel incendie dans un immeuble, en ayant voulu venger une copine bafouée par un petit ami indélicat.
La terrible boucle incendiaire dévore le père d’incompréhension et attise la remontée du récit, de l’enfoui de la fuite, avec un rythme narratif qui surprend aussi de la part d’une auteure d’origine européenne (comme c’était le cas récemment aussi avec Arno Bertina et son étonnant « Numéro d’écrou 362573 »), dans sa capacité intime à saisir un rythme, un phrasé, une scansion, que l’on trouvait jusqu’ici plutôt chez Boubacar Boris Diop, Kossi Efoui ou Véronique Tadjo.
Un court et beau roman de l’exil forcé par la guerre civile, du bien peu tolérable « accueil » réservé aux populations en fuite par un Occident toujours prompt à considérer en geignant son propre nombril défraîchi, et du drame intime du passé qui refuse de disparaître, et pèse de tout son poids sur présent et avenir…
« Or le monde, cette nuit, te retient, te mâche, te digère, et que recrachera-t-il ? Que restera-t-il de toi ? Je t’imagine enfermée, ma valeureuse, mon enfant poussée au crime par quoi ? L’ennui ? Ta nature combative ? L’imbécile vœu d’être encordée à tes amies quels que soient la cause et le danger, quelles que soient l’ineptie de l’enjeu et la profondeur du gouffre sous vos pieds ?
Je vous ai vues si souvent aboyer comme une seule, jeune animal aux trois gueules déployées pour la défense ou l’attaque avec toujours cette témérité théâtrale, parfois chargée de hargne, qui, je l’avoue, me rassurait. Je ne l’avais pas anticipée, cette hargne, avant qu’elle ne s’exprime, ni vraiment comprise, mais je pensais : Adama n’a pas peur, Adama saura mordre avant d’être mordue, Adama a de l’appétit et pense que la vie, une autre vie, ailleurs que dans la cité, plus généreuse, lui est due. Elle ira la chercher. Elle réussira. J’ignorais quoi mais je répétais cela la nuit, elle réussira. »