Goldberg : Variations
28/08/2014 Coups de coeur
L’incroyable orchestration de trente textes résonnant entre eux à la manière de J.S. Bach pour écrire la fable des affres et du sel de la création littéraire.
Publié en 2002, traduit en français pour parution en août 2014 par Bernard Hoepffner chez Quidam, le seizième texte de fiction de Gabriel Josipovici suivait de huit ans son quatorzième, "Moo Pak", et précédait de quatre ans son dix-huitième, "Tout passe", pour évoquer les deux œuvres publiées auparavant en français chez Quidam.
Avec le brio toujours subtilement érudit qu’on lui connaît désormais, Gabriel Josipovici commence, en apparence, par transposer l’histoire (reconnue aujourd’hui comme plus légendaire qu’exacte) de la création des Variations Goldberg de J.S. Bach dans un autre contexte : la création musicale entreprise par le compositeur à la demande du claveciniste Goldberg, pour endormir chaque soir le riche mécène de Dresde, Hermann Karl von Keyserling, en 1740, devient ici lecture désespérée et vaine, se muant en création littéraire indispensable pour favoriser le sommeil du noble anglais Westfield, commandant ce travail à l’écrivain juif Goldberg qui lui a été chaleureusement recommandé.
"— J’ai lu tous les livres qui ont été écrits, Mr Goldberg, et cela me rend mélancolique. Un profond ennui s’empare de moi chaque fois que j’ouvre une fois de plus un de ces volumes ou même quand une autre voix m’en livre le contenu.
— Mais un nouveau livre ne va-t-il pas par trop éveiller votre intérêt ? lui demandai-je, n’aurait-il pas pour effet de vous tenir éveillé au lieu de l’effet désiré qui est de vous endormir ?
— Mon ami, me dit-il, vous parlez sans réfléchir. Une nouvelle histoire, une histoire qui est vraiment nouvelle et vraiment une histoire, donnera l’impression à la personne qui la lit ou l’écoute que le monde a repris vie pour lui. Voici comment je pourrais le dire : le monde recommencera à respirer pour elle alors qu’auparavant il avait paru être fait de glace ou de roche. Et ce n’est que dans les bras de ce qui respire que nous pouvons nous endormir, car ce n’est qu’alors que nous pouvons être certains que nous nous réveillerons vivants. N’ai-je pas raison, mon ami ?"
xComme Jaume Cabré dans "L’ombre de l’eunuque", structurée à la manière du Concerto pour violon et orchestre d’Alban Berg, Gabriel Josipovici a agencé les trente pièces qui composent ses propres Variations Goldberg en calquant les échos entre morceaux imaginés par J.S. Bach, et en utilisant ses résonances pour, de page en page, décaler son propos pour parvenir in fine, sous les yeux quelque peu ébahis du lecteur, à englober les affres et les pièges de la création littéraire exigeante, du point de vue de l’écrivain qui y est lui-même confronté.
"— Mr Goldberg, vous m’avez été recommandé comme un homme parmi des milliers, comme un homme de lettres aussi hautement original que tout à fait professionnel. Êtes-vous en train de me dire que ni vous ni vos collègues ne peuvent accomplir la tâche toute simple que je vous ai offerte ?
— Je ne peux pas parler pour mes collègues, monsieur. Je ne peux parler que pour moi-même.
— Parlez donc, mon ami, et défendez-vous.
— Il se peut fort bien, monsieur, qu’à l’époque de la Grèce et de Rome, et même à l’époque de notre glorieux Shakespeare, un homme de lettres aurait pu accomplir cette tâche. Les écrivains de ces époques auraient peut-être pu en une journée produire pour vous une série éblouissante de variations sur n’importe quel thème de votre choix. Il vous aurait suffi de parler, il vous aurait suffi d’esquisser, même brièvement, le sujet auquel vous auriez voulu qu’ils s’adressent et, en une heure ou deux, peut-être même moins, ils vous auraient régalé des plus délicieuses fantaisies et séquences passionnantes sur le sujet de votre choix. Mais, hélas, notre propre époque est devenue bien moins inventive et plus mélancolique, et rares sont ceux qui aujourd’hui peuvent avoir à coeur « de prendre un thème au hasard pour le tordre et le retourner à volonté, le développer un peu ou beaucoup, selon ce qui paraît le mieux pour son propre dessein », comme le dit un ancien auteur qui parlait de ces choses. Car ce que désire notre volonté est devenu obscur et difficile à définir.
— Tout cela est fort bien, Mr Goldberg, mais vous avez accepté la tâche que je vous ai donnée. N’est-il pas fort peu professionnel de votre part de ne pas tenir parole ?
— Je n’ai pas dit, monsieur, que j’avais été incapable de tenir parole."
xCes trente nuits possibles, qui en condensent et transmutent au moins mille-et-une, enchâssent au moins quatre niveaux de récit, dans lesquels l’imagination toujours à la fois proprement débordante et incroyablement maîtrisée de l’auteur convoquent tour à tour, sans aucune gratuité, l’Iliade et l’Odyssée, Shakespeare, les intrications malicieuses des miroirs chers à Borges ou à Calvino, les recherches archéologiques menées sur le néolithique aux îles Orcades, la rupture amoureuse entre un écrivain contemporain et son épouse, lors d’un voyage en Suisse (incluant comme un écho surprenant de la somptueuse "Taverne du doge Loredan" (1980) d’Alberto Ongaro), un roman épistolaire presque à part entière impliquant l’épouse de l’écrivain Goldberg – mais en est-on vraiment sûr, à l’issue ? -, les archives de Paul Klee, les jeux littéraires sophistiqués d’une cour royale, l’amour enfin et peut-être surtout.
Multipliant les catalyseurs de toute nature, là où "Moo Pak" se contentait de la déambulation dans Londres, et là où "Tout passe", dans sa synthèse ultime, ne nécessitera plus qu’une chambre d’hôpital, "Goldberg : Variations" est sans doute, en toute discrétion, l’une des plus robustes sommes romanesques du cœur de la création artistique et littéraire.
"Si séparés ils restent tels. Oui. Si séparés ils restent tels. Et sont restés ainsi depuis lors, traversant naissance et mort et séparation et toits qui fuient et manque d’argent pour payer l’homme qui pourrait les réparer et tes maux de tête et mes rhumes. Vu division se rassembler. Sans pourtant jamais se fondre en un. Vive la différence ! Comme je vous aime, Mr Goldberg."
Alternant miraculeusement entre une légèreté presque primesautière et une féroce complexité construite, ce roman musical spirale allègrement dans la difficulté de la création littéraire, propose mine de rien une très intense réflexion sur la nature profonde de la littérature, et, comme le dit François Monti, Gabriel Josipovici y apporte quasiment la preuve de "l’inépuisable fertilité de la fiction". Un livre indispensable pour toute personne qui s’intéresse au mystère de la mécanique littéraire, et pour toute personne prête à jubiler au creux des méandres apparents de l’érudition mise en scène et orientée.