Hors sol
18/04/2021 Coups de coeur
En suspension au-dessus d’une Terre dévastée par la hausse des températures, le monde terminal des monades hantées. Un cauchemar rude, drôle, époustouflant.
Tout est plus grand, dit-on, dans les souvenirs d’enfance. Je ne sais pas. J’ai passé la mienne dans un logement si exigu de la banlieue d’Utrecht que le plafond semblait à portée de main. À présent, quand je me tiens sur la coursive, dos à la baie vitrée qui éclaire mon rayon, le premier objet que je voie, si je ne compte pas le bec jaune du masque à oxygène, est à des kilomètres de distance en contrebas. Et il mérite à peine le nom d’objet : c’est un nuage – pour être exacte, un stratocumulus.
Contrairement à celle de ma mère, et celle de sa mère avant elle, mon existence ne va pas en se précisant. C’est un cône renversé, en équilibre sur sa pointe. Je ne souffre pas du vertige qui prend mon ami Hsou quand sa nacelle penche sous le vent. très tôt, j’ai ressenti un genre d’aspiration, une pesanteur inverse qui rejetait ma tête en arrière et soulevait mes talons. Sur Terre déjà le plein ciel aimantait mes yeux.
Piloter un avion de ligne aurait suffi à mon bonheur. Ce n’était plus depuis longtemps un métier réservé aux hommes. Hélas, depuis la conquête du génome, le daltonisme ne l’était plus non plus. Mes parents se sont crus malins de se faire bricoler les chromosomes pour renforcer l’immunité de leur progéniture. Résultat : ce que vous nommez « rouge » et « vert » ne sont pour moi que de subtiles nuances du gris, de loin ma couleur préférée. Incapable de distinguer entre eux les signaux lumineux, j’ai dû renoncer à voler.
Imaginez mon enthousiasme juvénile, il y a tout juste quarante ans, à l’annonce de la Sélection. Quand j’ai persuadé mes amis météorologues amateurs de tenter notre chance aux Jeux intercellules, je n’avais jamais eu autant foi en moi, en eux, en l’avenir. Cette foi nous a portés, nous a transportés jusqu’ici.
Pourtant, même partagée par la plupart des cinq mille autres lauréats, elle ne déplace pas les montagnes. Elle n’a pas pu, en l’occurrence, ébranler la montagne volante du Navire Amiral, quand une avarie l’a stoppé sur l’orbite géostationnaire. La foi que nous gardons malgré ce faux départ ne suffit pas à nous porter jusqu’à notre destination. Je me dis quelquefois que ce n’est pas plus mal. Sur Mars nous devrions, mes camarades et moi, changer complètement de hobby. L’atmosphère, qu’on dit ocre et terriblement poussiéreuse, visitée par de rares cirrus fantomatiques, ne s’y prête guère au déchiffrement délicat que nous pratiquons. (La nue, Blog d’Ursula Knobs, nacelle 127)
En août 2018, à Paris, quelqu’un a mis la main, presque par hasard, sur un ensemble de données extrêmement codées, en un système cryptographique très avancé rendant difficile à suivre l’hypothèse d’un canular, même sophistiqué. Pourtant, il y a bien là de quoi douter. Sous forme de centaines de fragments, courriels, couplets de chansons, billets de blog, tracts, affichettes publiques, compte-rendus de groupes de discussions, extraits de journaux intimes, règlements de copropriété, un tableau proprement hallucinant s’esquisse puis se complète peu à peu. Dans quelques années, fuyant une Terre au bord de l’effondrement climatique et environnemental, en pleine surchauffe, cinq mille personnes ont mis le cap sur Mars dans un vaisseau spatial privé, bourré de matériel et de science. Choisis selon des critères qui se révèleront progressivement plus ou moins en creux, ils ont néanmoins été assez vite arrêtés dans leur élan par une panne massive de certains systèmes, et ont dû être répartis dans les capsules de survie du vaisseau, capsules qui, ne pouvant et ne voulant retourner sur une Terre en proie au désastre, sont devenues les nacelles captives d’un impensable manège tournant autour du globe, bien au-dessus de la couche nuageuse. Ce sont les témoignages volontaires ou involontaires d’un certain nombre d’habitants de ces nacelles qui forment le récit multicellulaire auquel nous sommes confrontés par Pierre Alferi.
Sœurs et frères Corollaires, célébrons notre entrée
dans la cinquième décennie de l’Epoque !
Réjouissons-nous du Ravissement – libération et renaissance –
qui sauva notre espèce de la fournaise
et de l’extinction subséquente !
Prenons quelques minutes pour méditer sur les impasses,
les dilemmes, les problèmes, les empêchements,
les menaces, les souffrances, les humiliations
auxquelles nous avons échappé en désertant la Terre !
Rendons grâce aux Bienheureux, nos bienfaiteurs,
bâtisseurs et pilotes bienveillants du Navire Amiral,
ainsi qu’à notre armée savante et rotative du Calice !
Rendons-leur grâce au moins six fois pour la guérison,
la levée des six plaies majeures, j’ai nommé :
LA CANICULE, LA FAIM, LA MALADIE,
LE TRAVAIL, L’ENNUI, LA CURIOSITÉ.
(Anniversaire, Hymne viral suivi d’exercices spirituels, archivés par George Upton, nacelle 208)
Publié fin 2018 chez P.O.L., le septième roman d’un auteur qui est aussi poète, parolier et essayiste, trente ans après sa thèse de philosophie consacrée à Guillaume d’Ockham, est peut-être bien, quoiqu’écrit hors du genre proprement dit, l’un des textes les plus rusés et les plus impressionnants de la science-fiction récente. Là où trop d’autrices ou d’auteurs, peu familiers des codes et des contraintes propres à ce type particulier de spéculation, ne retiennent que des motifs et des clichés pour un résultat final trop souvent peu convaincant (bien qu’il y existe de fort heureuses exceptions), Pierre Alféri, avec ce « Hors sol », comble nos attentes et au-delà. Son récit finement fragmenté joue de toutes les possibilités offertes par la construction méticuleuse, détaillée, d’une mosaïque signifiante, aux fragments céramiques extrêmement variés (exploitant aussi nombre de possibilités liées aux typographies et aux mises en page, lorsque nécessaire), d’une sur-métaphore qui se dévoile progressivement, constituant subtilement une véritable intrigue, avec ses abîmes et ses révélations, à partir d’un matériau d’une extrême souplesse, d’une grande drôlerie et d’une ironie maniée en artiste et en poète. Travaillant au corps les fantasmes de séparation et d’élévation d’une élite humaine prête à abandonner à son (triste) sort le commun des mortels, telle que la projetait le cyberpunk des origines (on pensera au « Câblé » de Walter Jon Williams ou au « Neuromancien » de William Gibson, avec leurs pouvoirs orbitaux), ou plus près de nous, « L’invention des corps » de Pierre Ducrozet ou le « Agora zéro » d’Éric Arlix et Frédéric Moulin, Pierre Alféri opère par mise en résonance presque policière de ses éléments disparates très soigneusement agencés, tissant étroitement ensemble Robert Silverberg et Gottfried Wilhelm Leibniz pour nous offrir un univers, intégral et concentré, de monades hantées, dont la nature fragmentaire même résonne intensément avec notre propre société de réseaux, d’écrans et de hobbies sacralisés. Au risque d’une dissolution du social et de l’humain dans le bruit blanc éternel d’un dialogue de sourds entre deux proto-intelligences artificielles, « Hors sol » nous demande passionnément ce que veulent dire, en réalité, communiquer, habiter et vivre, et nous impose en beauté l’un des plus puissants chocs littéraires et politiques ressentis récemment.
SURVIE
La température moyenne est actuellement de 21° au niveau de la Corolle, avec des variations d’une amplitude de 11°.
Son augmentation annuelle n’est pas préoccupante. Elle reste moins rapide que celle de la température au sol, estimée par la Station Calicienne de Thermosurveillance entre 54° (le long de l’équateur) et 10° (aux pôles), soit 0,5° de plus que l’an passé.
Le taux d’oxygène, de 19 % en moyenne, reste acceptable. Les nacelles sont donc maintenues à 13 350 mètres jusqu’à nouvel ordre.
Grâce aux progrès bienvenus des incendies dans les ex-jungles amazonienne, africaine et thaïlandaise, le taux d’ozone est en augmentation. Le rayonnement ultraviolet est ainsi cantonné entre les indices 7 et 11. Outre le masque à oxygène, le port de lunettes et de gants reste recommandé dans la journée sur les coursives.
CARNET
On déplore le décès soudain et concomitant de douze personnes dans la nacelle 142, soit la totalité de son équipage. Les causes exactes de la mort, survenue pendant l’imprégnation collective, n’ont pas encore été déterminées.
L’Internasse A a pris en charge soixante-quatre candidats au surgel rémissif. La sinistrogyre en compte déjà soixante-dix-sept. Ces patients, souffrant de maladies incurables ou inconnues, seront confiés respectivement aux glacelles nors et sud. Le taux d’occupation de ces dernières avoisine les 80 %, mais les réserves d’azote liquide permettent d’envisager sereinement l’avenir proche.
Légère baisse du nombre de chutes accidentelles : trois cette semaine contre cinq la semaine dernière.
DU NEUF DANS LES NASSES
L’archelle 72 a le plaisir d’annoncer la naissance d’un lynx et de deux autruches. Les places étant comptées, les heureux parents seront prochainement jetés par-dessus bord.
La production de sauterelles, blattes volantes et autres insectes hyperprotéinés a dépassé les prévisions dans la nasserre 26. Le lâcher du surplus est prévu pour demain. L’équipage des nacelles voisines est invité à ne pas ouvrir les fenêtres pendant une semaine.
Marceline Fremdauer, soixante-douze ans, a de nouveau battu son record d’endurance en ski de fond de salon. La Gymnasse offre un bal.
Pénurie de jetons dans la Casinasse après des gains exceptionnels. Les imprimantes tournent à plein.
La Lupanasse signale la mort « quasi volontaire », en un week-end, de trois personnes par apectase et apoptose. Il s’agit respectivement d’un arrêt cardiaque, d’une congestion cérébrale et d’une autostrangulation.
Dans l’ensemble des nasses récréatives, le taux de perte passe à 6 % avec une chute de la Gymnasse et trois chutes – simultanées – de la Casinasse. Les suspects sont respectivement : un stimulant (type MDE) et un hallucinogène (type DOM).
L’internasse A a désormais cinq jours, et donc cinq nacelles, de retard, tandis que la B n’en a pour le moment que trois. Dans leur tour de la Terre annuel, le lieu prévu de leur croisement est donc décalé de deux nacelles vers le nord, et la date encore repoussée de deux jours. (En raison des impondérables du cabotage, il est recommandé de consulter la mise à jour quotidienne du planning.) (Dépêches, L’OffiCiel, janvier de l’an 40, archivé par Clémentine Ray, nacelle 240.)