Jusqu'ici tout va bien - 12 nouvelles sur la phobie
17/11/2013 Coups de coeur
Audacieuse, intelligente, enjouée : l'anthologie Antidata sur la phobie.
Publiée en novembre 2013, fidèle à une formule ayant désormais largement fait ses preuves, enchantant depuis plusieurs années les amateurs de forme courte, à la fois audacieuse, intelligente et enjouée, cette anthologie collective des éditions Antidata est consacrée à la phobie.
Après la maison (« CapharnaHome », 2010), la nuit (« Tapage nocturne », 2011), la musique (« Douze cordes », 2011), le football (« Temps additionnel », 2012) et le cinéma (« Version originale », 2013), voici le temps de la peur, sous toutes ses formes, en douze nouvelles roboratives en diable.
Sébastien Gendron (« Merci de composer votre code à l’abri des regards ») montre avec une noire malice les dégâts que peut causer la défiance vis-à-vis des distributeurs automatiques. Stéphane Monnot (« Foby chien fidèle »), dont on appréciait déjà énormément le beau recueil « Noche triste » chez le même éditeur, et coutumier des discrets hommages à Hubert-Félix Thiéfaine (ici, en exergue), explore la tentation de l’animal familier comme déversoir de nos névroses, et en exhume avec bonheur amitié et amour. Olivier Boile (« Le vengeur du peuple »), dans l’un de ces paradoxes que ne renieraient sûrement ni le Goscinny d’ « Astérix et les Normands » ni le Michel Folco de « Dieu et nous seuls pouvons », insinue la peur du sang au sein d’une bien respectable famille de bourreaux et en constate joyeusement les effets. Christophe Ségas (« Une Cléopâtre de Monoprix ») trouve un détour original pour confronter une surprenante phobie à la « simple » fièvre accumulatrice et consommatrice. Laurent Banitz (« Ciel dégagé sur l’ensemble du trajet ») réussit à donner – mieux que bien des films à sensation et gros budget – du corps et du nerf à la « banale » angoisse ressentie par certains au moment de prendre l’avion. Frédérique Trigodet (« Vide et interstices ») démonte la peur du vide et démontre sa nature profondément sociale, en une subtile et drôle pirouette qui mobilise joliment les dancefloors de nos adolescences et de nos jeunesses. Bertrand Bonnet (« Blanc néon »), dont on suit avec une certaine ferveur depuis longtemps les critiques littéraires sous le nom de Nébal, fait du sommeil l’ennemi, du Red Bull une bien insignifiante barrière protectrice in fine, et nous prouve en un flash éblouissant que les raisons d’avoir peur étaient sans doute bien réelles. « X » n’aura finalement pas produit pour ce recueil, mais nous fait néanmoins sourire sans difficulté. Hélène Frank (« Chez ces gens-là »), en un exceptionnel hommage à Jacques Brel, parvient à inscrire les phobies au rang des biens matériels et immatériels dignes d’être jalousement accumulés par la bourgeoisie capitaliste, et rate d’un cheveu mon podium personnel dans cette anthologie.
Mes trois préférées du recueil ne comptent donc, exceptionnellement, aucune nouvelle de Malvina Majoux, puisqu’elle ne participait pas à cette aventure-ci.
Marie Lelièvre (« Trois jours ») crée un choc à la fois tendre et atroce, dans lequel le silence n’est résolument pas d’or. « Les jours étaient passés, tout était redevenu calme mais la fillette sentait une tension latente. Elena avait entrepris un rangement, ou plutôt un tri, assez conséquent. Le beurrier avait été placé dans un grand carton, en compagnie de toutes sortes d’objets susceptibles d’être renversés, cassés, ou de faire du bruit, puis mis à la benne devant la maison. »
Ludmila Safyane (« Parking ») imagine avec un brio effroyable ce qui peut se nicher dans la peur des araignées, et les dangers potentiellement mortels, quoiqu’inattendus, qu’elle peut engendrer. « Elle tâtonne, cherche l’interrupteur, elle sent que toutes les araignées du parking sont là, autour d’elle, qu’elles l’épient, qu’elles se foutent de sa gueule, qu’elles s’apprêtent à tomber sur sa robe légère, sur ses jambes nues, dans ses cheveux. ».
Gilles Marchand (« Le premier tour »), en huit pages, réussit un véritable miracle d’équilibre, de malice, d’ambition, de jeu littéraire et de poésie subtile, en comblant les failles nécessaires de l’imaginaire de l’île déserte, en utilisant les notes de bas de page comme une arme de guerre littéraire, et en changeant résolument le sens de ce que peut être le « manège de la vie ». « Être allongé en plein soleil sur une plage déserte peut revêtir tous les aspects du fantasme. Les cocotiers, le rythme des vagues, quelques cris d’oiseaux marins, aucun doute le décor de rêve est en place. Sauf que 1) j’ai mal 2) je ne suis ni sur une chaise longue, ni sur un transat, ni même sur une serviette étalée sur la grève. Pour être tout à fait précis, j’ai les pieds dans l’eau, du sable dans la bouche et je ne me souviens pas avoir prévu à un moment ou à un autre de me retrouver allongé ici, à cette heure. Pire encore : 3) je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où se situe « ici ». »
Un recueil très réussi, prenant place d’emblée parmi les meilleurs d’Antidata, alliant en une subtile instabilité le rire et les larmes, sans complaisance, avec une vigueur d’écriture bien réelle. Ce qui ne doit nullement empêcher la lectrice ou le lecteur qui découvriraient seulement à présent cette magie bien particulière de se précipiter aussi, sans attendre, sur les précédentes anthologies, « Version originale », « Temps additionnel » ou encore « Douze cordes ».