L'étoile du matin
19/10/2012 Coups de coeur
1919, Oxford. Pour Robert Graves, C.S. Lewis, J.R.R. Tolkien et Lawrence d'Arabie : vaincre la guerre par le mythe, le récit et la poésie.
Publié en 2008 et traduit en français en 2012, L’étoile du matin est le premier roman solo de Wu Ming 4, l’un des membres du formidable collectif littéraire italien Wu Ming, à qui l’on doit notamment les extraordinaires Q (L’œil de Carafa en français), Manituana et 54 (non traduit en français).
Wu Ming 4 a choisi un terrain surprenant, qui se révèle à la lecture d’une richesse exceptionnelle, pour proposer un bilan de la confrontation entre humanisme et sauvagerie. En 1919, à Oxford, un certain nombre d’étudiants et de professeurs, chercheurs, poètes ou littérateurs, tentent de revenir à leurs arts, de les réinventer ou de leur rendre une possibilité d’existence, après avoir été confronté de près à l’horreur dans la boue des tranchées de la Somme, où nombre d’entre eux ont perdu amis et proches, dans des conditions souvent particulièrement atroces.
Les protagonistes du roman sont ainsi, au premier chef, Robert Graves, poète déjà en cours de reconnaissance et futur immense spécialiste de la mythologie grecque, John Ronald Reuel Tolkien, qui écrit presque en secret les premiers textes qui conduiront, beaucoup plus tard, au Seigneur des Anneaux, C.S. Lewis, chrétien convaincu, pris dans les filets complexes d’une double vie et d’une aigreur mal maîtrisée, bien avant de devenir l’auteur mondialement célèbre des Chroniques de Narnia. Tous trois vont graviter autour d’une étoile qui les force à se révéler à eux-mêmes ou aux autres : T.E. Lawrence. De retour à Oxford, l’ex-archéologue, désormais colonel et, sous le surnom de Lawrence d’Arabie, héros célébrissime de la révolte arabe contre les Turcs au cours du conflit qui vient de s’achever doit à la fois écrire, à la demande générale, ses mémoires de guerre, qui ne s’appellent pas encore Les sept piliers de la sagesse, et surmonter les abîmes que sont devenus ses doutes intimes : horreurs personnelles du combat irrégulier, honneurs bafoués ou promesses trahies. Encore plus que les autres, il a vécu aux premières loges le développement du gouffre, désormais solidement installé, entre la culture humaniste de sa jeunesse et la réalité du monde moderne, et est paradoxalement en pointe dans le combat que la poésie peut encore espérer livrer, malgré tout…
Dès que, lecteur, l’on accepte ces étonnantes prémisses et cet espace de jeu peu ordinaire, on se trouve plongé dans un roman ambitieux et terrible, sous ses airs feutrés et oxfordiens. Du très grand art, digne en tous points de la puissance de Wu Ming. Et pour citer la pertinente conclusion de la quatrième de couverture : « L’un des membres du collectif repose à sa manière méditative la question que les quatre de Bologne ne cessent de creuser, celle du travail des mythes. Ou comment transformer le monde en le racontant. »
« Ronald baissa les yeux sur son cahier et écouta la pluie pour chasser les images de l’attaque d’Orvillers. Elles l’assaillent parfois à l’improviste, mais heureusement moins souvent que dans les premiers mois du retour. Ces jours-là, il n’avait rien pu faire d’autre qu’écrire et écrire encore. Il n’avait pas trouvé de meilleur moyen pour dompter les monstres que de les transformer en créatures de fables, à placer de l’autre côté du miroir, au royaume des fées. Le pouvoir mystérieux de la langue le lui permettait, la force évocatrice ancestrale. Le mystère des mots.
C’était ce type bizarre au musée qui lui avait donné cette définition. Au fond, c’était ça qui l’avait poussé à créer une langue à la fois nouvelle et très ancienne, l’idiome des fées qu’Edith adorait, la clé pour accéder à l’autre partie du monde.
Les discours de Lawrence allaient au-delà des préjugés : une qualité rare. Il s’était présenté comme archéologue. Quand Ronald avait révélé son propre métier, il avait eu l’air intrigué.
- Un philologue sonde le mystère des mots, n’est-ce pas ?
Pris au dépourvu, Ronald avait acquiescé. »
[... Charybde 1 approuve.]