L'occasion
08/02/2015 Coups de coeur
Humilié par les positivistes dans une salle de spectacles parisienne, Bianco, télépathe aux pouvoirs divinatoires, qui se prétendait capable de soumettre la matière à la volonté de son esprit, a émigré depuis quelques années en Argentine afin de changer d’air, de reconstruire sa vie, et de prouver leurs torts à ses détracteurs.
Personnage central de ce roman publié en 1988, et qui se déroule un siècle auparavant, vers 1870, cet apatride aux origines brumeuses, qui s’est fait autrefois appeler aussi Burton, apparaît comme un condensé de l’émigré blanc européen dans l’immensité du Nouveau Monde, ce que symbolisent son nom, ses origines européennes multiples et sa nouvelle richesse.
«Lorsque, six ans plus tôt, il avait vu la pampa pour la première fois, aux alentours de Buenos Aires, dans la semaine qui avait suivi son arrivée, il lui était aussitôt apparu qu’à cause de sa monotonie silencieuse et déserte, elle était un lieu propice à la réflexion, non pas pour les pensées rougeâtres et rugueuses, de la couleur de ses cheveux, comme celles qu’il a maintenant, mais pour les lisses et les incolores surtout, lesquelles s’encastrant les unes dans les autres en des constructions inaltérables et translucides, devraient lui servir à libérer l’espèce humaine de la servitude de la matière.»
Après plusieurs années, Bianco se retrouve riche et marié avec Gina, une femme superbe, mais néanmoins seul avec sa colère, son humiliation toujours vive, et les mirages obsédants de sa perception, dans ce pays et en particulier dans la cabane qu’il s’est fait construire pour réfléchir au cœur de ce paysage ascétique de la pampa, étendue plate qui «représente mieux qu’aucun autre endroit le vide uniforme».
«La première maison qu’il possède est cette cabane précaire et flambant neuve, délibérément pauvre et vide pour en faire surgir, et de ses alentours déserts et silencieux, comme des coups feutrés et glacés, la pensée, dans sa double expression de pensée pure et pragmatique. A vrai dire, il se juge lui-même avec trop de bienveillance, depuis le soir de Paris et presque sans qu’il en soit conscient, se mêlent au fond de lui, et peut-être jusqu'à sa mort, l’aveuglement sur soi-même, l’humiliation enfouie qui le trouble encore de ses secousses mortelles et le ressentiment. A force de vouloir brouiller les pistes à propos de ses origines, il finit par embrouiller lui-même ses origines, et ce qui est brumeux pour le monde l’est aussi pour lui, de sorte que les masques successifs qu’il a porté depuis les commencements incertains dans un lieu incertain – il ne sait déjà plus bien lequel -, les masques de La Valette, de l’Orient, de Londres, de la Prusse, de Paris, de Buenos Aires se pressent, visqueux, contre son visage et le déforment, l’effacent, le rendent simple matière périssable et résiduelle, le transforment en la preuve vivante de ceux qu’il hait, de ceux qui, en lui arrachant le masque à Paris, croyant découvrir son visage véritable, ont laissé à la place un trou noir qu’il comble peu à peu avec des titres de propriété, du bétail, avec cette cabane au seuil de laquelle il observe à présent comment Garay Lopez, au rythme de son cheval, devient de plus en plus petit sur l’horizon et finit par disparaître tout à fait.»
Son premier ami Garay Lopez, issu d’une riche famille de possédants, lui a ouvert les portes de la société argentine et ainsi facilité la nouvelle réussite matérielle de Bianco. Mais, du fait de la complicité sensuelle que ce dernier croit déceler entre Garay et son épouse Gina, ils vont devenir les objets de sa jalousie obsessionnelle, de ses soupçons d’infidélité impossibles à vérifier et qui pèsent sur l’identité de l’enfant que porte Gina.
Précédé d'une très belle préface de Jean-Didier Wagneur, "L'occasion" est une roman étourdissant à multiples facettes, où Juan José Saer mêle avec un talent immense la question des origines et de l’identité d’un individu et d’un pays, un roman qui sans cesse tourne autour du vide, de cette impossible vérité qui se dérobe dans les plis insondables de l‘autre et les tromperies de l’interprétation, et dans une mémoire historique faillible.
«Depuis qu’il a connu Gina, quelque chose murmure en Bianco de façon constante, accompagnant ses actes jour et nuit, que c’est une alliance contre nature et que chaque pas qu’il fait l’expose un peu plus à la bourrasque aveugle d’une force inconnue, un danger oublié en quarante ans de machinations étranges et complexes destinées à manipuler, en toute autonomie et dédain, la matière adverse du monde. Cette intuition secrète l’a poussé à considérer l’union avec Gina comme un défi, une lutte avec cette force qu’il se représente comme un piège que lui tend la matière, piège dont ses propres sentiments pour Gina sont les prolongements ou les réseaux les plus subtils.»