L'ombre de l'eunuque
22/12/2013 Notes de lecture
Une narration sophistiquée et rare pour ce qui est peut-être LE roman de Barcelone 1936 -1986.
Publié en 1996 (et traduit en français en 2006 par Bernard Lesfargues chez Christian Bourgois), le huitième roman de Jaume Cabré est sans doute celui où se développent pour la première fois à pleine puissance, quinze ans avant "Confiteor", sa singulière maîtrise des techniques narratives sophistiquées et sa capacité à s'appuyer sur une structure de fond directement issue de la musique (ici, la trame suit le Concerto pour violon et orchestre d'Alban Berg - qui joue aussi un rôle romanesque important, que vous découvrirez le moment venu...).
Histoire d'une famille d'industriels du textile barcelonais, entre la fin de la guerre civile, le long règne de Franco et les premières années de la "transition", ce roman est aussi - peut-être surtout - celui du lien particulier unissant le narrateur, fils de famille ayant rejeté sans hargne mais fermement le mode de vie ancestral pour rejoindre durant de longues années la clandestinité de la lutte armée communiste anti-franquiste, et un oncle, greffon maudit de l'arbre généalogique, par qui transitent toutefois toute l'histoire et tous les secrets de la famille jadis puissantissime...
Au fil d'une histoire où, pour se présenter de manière feutrée, les rebondissements n'en sont pas moins spectaculaires, dans un jeu tourbillonnant de voix dont les origines et les locuteurs se confondent parfois, sans aucune part au hasard ou à la facilité, la difficulté de vivre face au mal, le poids du passé, la consolation possible par l'art, et le redoutable et extraordinaire pouvoir de la narration font leur entrée dans les univers de Cabré, vraisemblablement pour ne plus les quitter.
Un très grand roman, déjà, que "Confiteor" amplifiera et confirmera, en un sens, quinze ans plus tard.
"Et si j'avais été une bête sauvage j'aurais flairé la peur, Barcelone était à moitié recroquevillée sous un linceul de méfiance et de frousse parce que, depuis plusieurs semaines, nous, les étudiants, nous avions envahi les rues, et tout l'Eixample, le jour, était virtuellement occupé par les blindés des flics, par les chevaux des flics, par la haine des flics, les rues étaient un champ de bataille, et la nuit c'était pire, quatre membres de la secrète pouvaient sortir sous votre nez d'une bouche d'égout et vous demander vos papiers, qu'est-ce que tu fais, où vas-tu, d'où viens-tu, ou Marx ou Weber."