La conjuration
09/09/2013 Coups de coeur
Rares interstices urbains, marchandisation cynique du mystique, poésie tribale de la dissolution.
Publié fin août 2013 chez Fayard, le septième ouvrage de Philippe Vasset réussit une brillante synthèse, enlevée, des deux thématiques principales de ses travaux antérieurs : la géographie des espaces vides, abandonnés ou interstitiels dans un tissu urbain et péri-urbain toujours plus dense, toujours plus surchargé de sens devenu vide ("Un livre blanc", 2007 ; et déjà, en fait, "Carte muette", 2004), et la marchandisation désespérée d'activités diverses et improbables ("Journal intime d'un marchand de canons", 2009 ; "Journal intime d'une prédatrice", 2010 ; voire, déjà, "Exemplaire de démonstration", 2003).
Le narrateur, qui est peut-être celui du "Livre blanc" justement, fasciné par les friches industrielles, bâtiments abandonnés, espaces "hors la ville et hors la frénésie", se trouve en voie de paisible clochardisation, moitié par inadaptation au rythme et à la violence d'une civilisation prônant toujours plus sans le dire le lemming habillé Cerruti comme idéal social, moitié par volonté insidieuse de retrait personnel, est enrôlé par une vieille connaissance, écrivain mondain sur le retour, qui cherche à monter, juteux business, une secte, dont la partie "croyances fondamentales" est totalement secondaire, l'habillage mystique important et plutôt facile, mais le choix de lieux de culte, de célébration et de fête hallucinée autrement plus central et délicat, d'où le rôle de l' "expertise" accumulée par le narrateur.
Cette "business research" en amont du projet est ainsi l'occasion d'une savoureuse revue du "marché" de la secte et de la transe mystique, avec cette verve cynique et hautement crédible techniquement qui enchantait déjà le lecteur (lassé des palinodies de tant d'écrivains contemporains prétendant décrire de l'intérieur les pratiques de la grande entreprise ou de la haute finance, mais n'en proposant qu'une vision convenue, tronquée et souvent bien malhabile) du "marchand de canons" (marchandisation de la violence d'État ou de bande organisée, univers de la grande multinationale) ou de la "prédatrice" (marchandisation du réchauffement climatique, univers du fonds géant d'investissement).
Las, tandis que le projet avance doucement, mais patine beaucoup (ce marché n'est finalement pas aussi simple qu'il le paraissait de prime abord, au grand dam de l'écrivain en voie de reconversion et de quête effrénée d'argent facile), le narrateur, à force de fréquenter toujours davantage de lieux urbains propres à des célébrations ésotériques sauvages et rémunératrices pour leurs instigateurs, entre en fascination de plus en plus puissante avec l'occupation "invisible" de locaux d'entreprise réels, et absolument pas abandonnés.
Un glissement progressif d'univers, du "gros" interstice de la friche urbaine au "minuscule" interstice du placard à lessiveuses industrielles, dans lequel le narrateur va progressivement perdre, volontairement, son identité résiduelle, devenant sans le chercher le guide d'une étrange tribu s'agrégeant autour de lui, nouveaux nomades, chasseurs et cueilleurs, hantant les immeubles de bureaux et les appartements bourgeois la nuit, se fondant dans le décor le jour, libres et "nus". De cette errance, l'écriture de Philippe Vasset parvient à extraire à la fois une étonnante crédibilité (sur une pareille prémisse !) et une indéniable poésie.
Une lecture salubrement dérangeante sur le fond, hautement jouissive à chaque page, et nimbée d'une beauté bien mystérieuse.
"Glissant sans fin sur ces sols immaculés, j'ai invoqué en silence les forces de la désaffection, priant pour que dans dix, vingt ans, Le Millénaire connaisse une faillite ignominieuse et soit contraint d'abandonner ses "espaces de convivialité", ses décorations joviales et ses vitrines proprettes aux squatteurs et aux vandales.
La tête pleine d'images de ruines et de désastres, je me suis arrêté, juste avant la sortie, devant un local retraçant l'histoire du centre. Parmi les photographies et les plans, l'architecte Antoine Grumbach ("marchand de ville", comme il se qualifiait lui-même dans un film diffusé en boucle) avait exposé quelques livres dont la lecture avait supposément inspiré la conception du Millénaire. Parmi ces ouvrages figuraient "Molloy" de Beckett, "Ulysse" de Joyce et "Je me souviens" de Georges Perec. Le visiteur était censé comprendre que l'implantation du Millénaire à Aubervilliers participait de la création contemporaine la plus radicale. Que, bien sûr, c'était un espace d'achat, mais que c'était tellement plus que cela : un laboratoire pour la ville de demain, un jalon dans l'histoire de l'architecture durable, bref une véritable "fresque", presque une "vision" généreusement offerte aux regards des consommateurs venus remplir leur réfrigérateur ou s'équiper en électroménager.
Ainsi, non seulement on m'avait chassé de ma retraite favorite pour construire un centre commercial, mais on avait poussé le vice jusqu'à le faire au nom d'écrivains que j'aimais (la référence à Georges Perec, que je vénère, n'était ni plus ni moins qu'un affront personnel caractérisé). Une colère froide me submergea et je me mis à gribouiller, rageur, des commentaires hostiles, voire franchement insultants, sur le cahier destiné à recueillir les remarques des visiteurs."