La femme d'un homme qui
22/09/2013 Coups de coeur
Dans la peau du narrateur qui. Qui ne peut pas être fiable et pourtant. Très grand roman lynchien.
Tu découvres ce livre de 2009 (traduit par Françoise Marel en 2011) quand tu commences à suivre la production plutôt incroyable de Quidam Éditeur, et tu le mets soigneusement de côté, instinctivement alléché. Puis tu t’aperçois que Claro en dit grand bien, d’abord par écrit sur son roboratif blog « Le clavier cannibale », puis par oral lors de la mémorable soirée du 21 mars 2013 chez Charybde, précisément consacrée à Quidam.
Tu plonges tout à coup, et tu réalises vite que tu atteins là sans doute le summum de ce qu’un romancier peut te proposer en jouant avec un « narrateur non fiable ».
Aux côtés de cette femme fétu, femme ballottée, femme jetée sur une piste comme un chien efflanqué cherchant un os par habitude ou par prédestination, tu vis en anorexique et boulimique ni repentie ni soignée, maintenue vaguement à flot par des monceaux de petits cachets dont les noms s’échangent comme de secrets talismans entre initiés, mariée à la va-vite, comme on s’accroche - dans un dernier geste avant de sombrer - à la planche de salut, à Vincent, cadre d’une entreprise florissante de cosmétiques, lancé en bouée salvatrice par ta meilleure amie, prêtresse new age, il y a six mois, et dont on t’apprend justement à l’instant la mort, dans des circonstances pour le moins sordides, dans une chambre d’hôtel, faisant désormais de toi « la femme d’un homme qui »… Qui est mort accidentellement comme David Carradine, ce qui ne pourra désormais que se chuchoter, à voix amortie, en détournant les yeux…
Tu ne sais pas vraiment d’où te vient cette impulsion, suivant la découverte de quelques incohérences et mensonges peut-être pas anodins, en démarrant les démarches funéraires, impulsion qui te pousse à partir, séance tenante, et à remonter la piste des derniers jours de feu ton mari, découvrant vite à chaque pas d’insondables chausse-trappes, dont tu n’es pas sûre de comprendre la teneur, mais qui dessinent toutefois peu à peu une horreur à faire frémir le Dantec de l’époque lointaine où il écrivait, à nimber ton chemin d’une aura que l’on croyait jusqu’ici réservée à David Lynch, et à conforter le constat évident que tout est marchandise, que des employés à la CLEER peuvent faire briller de mille feux élégants, racés, richement dotés en frais de mission et quasi-mystiques.
Tu fonces en cercles qui finissent pourtant par faire ligne, en émettant toujours davantage de bribes d’un langage haché, cru, violent, difficile à suivre clairement, à petites goulées rageuses dont tu ne sais pas, au fond, si tu cherches à y aspirer de l’air pour survivre ou de l’eau poisseuse pour te noyer, définitivement.
Tu comprends en avançant que si tout ici est écrit à la deuxième personne, ce n’est certainement ni neutre ni gratuit.
Tu savoures le bonheur d’une grande lecture qui te change.