La tunique de glace
13/01/2013 Coups de coeur
Premier des "Sept Rêves", formidable réinvention de la découverte de l'Amérique par les Vikings.
Publié en 1990 (et en français en ce début 2013 grâce à la collection Lot 49 du Cherche-Midi, dont je ne dirai jamais assez tout le bien que je pense), le deuxième roman de William T. Vollmann donnait aussi le coup d’envoi de l’un des projets les plus sainement ambitieux de la littérature contemporaine : décrire, retracer, réinventer, en sept « rêves » (dont quatre sont disponibles en américain, un cinquième étant annoncé pour 2013 – et deux en français, La tunique de glace (T1) et Les fusils (T6)), la mythologie, l’histoire et l’anthropologie de l’européanisation – puis de l’« américanisation » moderne, proprement dite - de l’Amérique du Nord.
Projet insensé, né – comme le dit Vollmann dans un entretien de 1994 – d’une soudaine songerie lors de l’écriture de son Des putes pour Gloria, qui donnait en 1991 le coup d’envoi de sa « trilogie de la prostitution » - je traduis et synthétise librement cette bribe de discussion : « Après avoir pu vérifier en 1982 lors de mon séjour en Afghanistan (cf. An Afghanistan Picture Show, 1992)) que je n’avais rien compris, malgré mes espoirs, à cette altérité « exotique », comme j’écrivais les nouvelles des Récits de l’arc-en-ciel (1989), j’ai réalisé peu à peu que je ne comprenais rien non plus à l’Amérique… Et là je me suis dit qu’il fallait repartir du début, des origines, de ce qu’il y avait avant tous ces parkings, omniprésents dans L’arc-en-ciel,… et comme plus jeune, j’avais lu plusieurs sagas norvégiennes et islandaises, le point de départ m’a semblé logique. »
Projet pensé dans ses moindres détails, car pour couvrir ces quelques siècles d’expansion des Norvégiens vers l’Islande, le Groenland puis Terre-Neuve (le Vinland), Vollmann développe ce qui deviendra ensuite sa méthode naturelle : lectures exhaustives des textes nordiques existants dont les deux Eddas, en prose et en vers, donc, mais aussi les sagas royales norvégiennes (notamment l’Heimskringla, dont la relecture constitue l’essentiel du livre I, Métamorphoses ou Comment la Tunique d’Ours fur perdue et la Tunique de Glace fut trouvée), les sagas islandaises, le Livre de la Colonisation (de l’Islande) ou encore la saga d’Erik le Rouge, adjonction de récits et de contes issus des cultures inuit (Groenland) ou micmac (Terre-Neuve), malaxage profond de l’ensemble pour résoudre (détourner, imaginer, créer ex nihilo) les incohérences, les non-dits ou les points aveugles, pour parvenir à une histoire ample, souple et cohérente, comme une véritable « tunique de glace » (ce froid intérieur, né essentiellement d’une avidité fondamentale soutenue par un objet technologique, la hache en fer) que les Vikings vont ainsi amener en Amérique du Nord… Le mélange et l’exploitation des sources, ainsi que de nombreux choix faits par William l’Aveugle sont aussi détaillés dans des notes finales abondantes et également captivantes.
Projet magnifique, dans lequel l’histoire, la légende, l’habillage fantastique et purement mythologique, les considérations économiques et technologiques, les interactions et les incompréhensions profondes entre cultures différentes, se heurtent et s’entrechoquent dans des phrases dérivées de celles des sagas, mais considérablement enrichies et questionnées, et rapportées aussi à leurs « traces » contemporaines que l’auteur a tenu à pratiquer en personne et à inclure lorsque nécessaire : paysages arctiques, désolations de la terre de Baffin, brèves anecdotes issues des visites au Groenland, rivages de Terre-Neuve…
Projet baigné de l’humour caustique et tordu de Vollmann, souvent si proche, étonnamment, de celui de Iain Banks : présent dans cette fiévreuse rêverie en tant que « William l’Aveugle », narrateur non fiable s’il en est, aimant à manier à l’occasion une brève et tranchante incise relativisant le propos univoque ou emphatique de tel ou tel personnage légendaire, confessant par avance ses possibles préjugés limitatifs et avouant d’emblée son homérique « mauvaise vue » (qui est aussi celle de Vollmann dans la vraie vie).
Projet éclairant, enfin : à la lecture de cette rugueuse Tunique de glace, l’extraordinaire réussite, l’achèvement pour ainsi dire, que constitue Les fusils apparaît dans toute sa folie et toute sa splendeur désolée. Là, conservant toute cette saveur de langue et de construction inaugurée avec La tunique de glace, mais lui ajoutant le personnage hors norme du capitaine Subzéro, remplaçant les Vikings et leurs haches de fer par l’expédition Franklin, ses conserves avariées et ses fusils, avec des certitudes morales identiques dans leur absolutisme chez les deux types de « découvreurs », Vollmann mène (presque) à son terme la quête entamée ici (même si un ultime rêve, le n°7, qui devrait concerner les Navajos et les Hopis contemporains, reste à découvrir).
Signalons aussi, comme le fait le traducteur Pierre Demarty dans ses notes, que la version française tente de coller au plus près à la musique et au verbe de Vollmann, nourri par les versions anglaises et américaines des sagas, et que l’on n’y retrouvera donc pas nécessairement le phrasé caractéristique et les choix effectués par les traductions officielles françaises des Eddas ou de l’Heimskringla, dominées par les augustes figures de Régis Boyer et de François-Xavier Dillmann.
Au total, une œuvre majeure, foisonnante et multi-dimensionnelle, dont la profondeur renouvelée à chaque chant ne cède à aucun moment devant la pure beauté du récit, et qui confirme – pour ma part – l’admiration pour l’auteur, capable d’écrire un texte pareil comme deuxième roman, à 30 ans…
Et comme le dit William l’Aveugle en guise de préface : Devrais-je faire un seul rêve ou plutôt sept ? - N'importe qui préférerait passer un seul après-midi à se graisser les talons à loisir, afin que de souples ailes puissent y fleurir, lui permettant ainsi d'aller jouer entre les ciels bleus et les toits, mais dans la mesure où je ne pourrais jamais voler, ayant revêtu La Tunique de Glace, La Tunique de Corbeau et La Tunique de Poison, je ne place aucun espoir en de frivoles ambitions. Toute tunique, si chamarrée soit-elle, n'est jamais qu'une camisole ; c'est pourquoi je ne perçois ni n'entends parler d'aucune beauté sinon parmi les nus. - Je vais, cependant, en rêver sept à présent, auxquels correspondent les Sept Âges de VINLAND LE BON. Chaque Âge fut pire que le précédent, car nous pensions chaque fois qu'il était de notre devoir d'amender ce que nous trouvions, rien de ce qui était ne se reflétant dans les miroirs de glace de nos idées. Nous n'en méritions pourtant guère le reproche, pas plus que ne sont repréhensibles les bacilles qui attaquent et détruisent un organisme vivant ; car si l'histoire a un sens (et si elle n'en a pas, alors il n'y a rien de mal à en inventer un), alors notre saccage des arbres et des tribus doit bien avoir quelque utilité. - Qu'il en soit ainsi. Le lecteur est averti que les cartes et frontières ici esquissées sont provisoires, approximatives, douteuses et fausses. Je les ai néanmoins incluses, car, dans la mesure où mon texte n'est guère plus qu'un paquet de mensonges, elles ne sauraient causer beaucoup de tort.