Le bal des ardents
17/09/2016 Coups de coeur
Carnaval et révolution, jours des fous et des disparus. Beauté du boomerang.
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Un lanceur de boomerang et son chien, un ancien soudeur sous-marin devenu plongeur-démineur, un plaisancier et son fils, deux pêcheurs sans doute un peu contrebandiers sur les bords, l’équipage silencieux d’un cargo mystique, une barmaid : voici quelques-uns des protagonistes auxquels Fabien Clouette a choisi de confier la narration et ce qui s’approche le plus des rênes de son deuxième roman, conte multicolore aux voix aussi puissantes qu’incertaines, offrant un jour de folie carnavalesque et de révolution incidente qui parcourt le Port, jadis fière cité, désormais quelque peu en déclin, grand havre de commerce et rade foraine que bouffent doucement la mangrove et les sables du delta, aux confins lointains, si lointains, de la capitale de ce royaume intemporel et insitué.
Car on dit que le roi est mort. On l’a toujours dit. Même quand le roi est bien vivant, on a l’habitude de chuchoter sa mort. Mais ces derniers temps on l’annonce plus volontiers que d’habitude. Il faut dire qu’il n’y a quasiment plus de déclarations officielles sur la santé du roi depuis des mois. Les dernières nouvelles de la part de l’entourage royal remontent à deux ans. Donc cet appel du lundi arrive trop tard ; les rumeurs s’intensifient et se précisent, au sujet des nombreuses et lourdes opérations sur le corps du roi.
Publié en septembre 2016 aux éditions de l’Ogre, « Le bal des ardents » amplifie et transmute les qualités qui nous avaient déjà enchanté dans son premier roman, « Quelques rides ». La petite cité de pêche et de modeste construction navale tentant de s’inventer un destin touristique et balnéaire, en proie aux passions et aux obsessions privées, s’est transformée en une vaste métropole qui pourrait parfaitement être universelle, bouillonnement de commerce et de vie situé suffisamment loin d’un pouvoir politique conservateur et écrasant pour incarner, si loisible et si possible, la possibilité d’une rébellion – et en tout cas, le bruissement d’un collectif se tressant peut-être autour de tous ces individus, justement. Le delta d’un fleuve, des rizières, des mangroves, une île-prison qui fait davantage tinter l’imagination, à quelques indices clairsemés, en direction de Poulo Condor que d’Alcatraz, un souverain héréditaire à la succession puissamment ritualisée qui résonne des saveurs d’un Bao Daï, d’un Sihanouk ou d’un Rama VII, des boomerangs, des huîtres perlières et des cauris : les images d’une Asie du Sud-Est syncrétique, mêlant ses océans indiens et ses tentations mélanésiennes, renforcées par la somptueuse couverture qui y glisse Malacca et la Sonde, s’imposent doucement à la lectrice ou au lecteur.
Depuis la Colline-qui-Bouge, quartier à l’est du port, il regarde vers l’esplanade où sont encore sûrement les chanteurs. Il ne peut les voir parmi la foule indifférenciée qui noircit la place. On voit très bien l’autre colline de la ville en revanche, les palmiers au loin, ceux qu’il a remarqués quand il est passé tout à l’heure le long des grillages. Il a vu que la clinique fonctionne comme si de rien n’était, patients et médecins. C’est comme si le parc médical n’avait pas entendu parler du carnaval ou de l’avancée des troupes. Yasen est maintenant tout en haut, sur le parking de la cité administrative, et peut depuis le grand bâtiment qui surplombe le quartier regarder les palmiers et les parterres d’aloe vera qui peuplent le parc de l’hôpital psychiatrique, imaginer les promenades des patients dans les jungles, les carpes des petits étangs, les livraisons à l’arrière, le camion qui livre les rougets, les coquilles, les hâ, les conversations paisibles des malades et de leurs médecins, sans intérêt aucun pour le carnaval, sans intérêt pour les rois, sans rois, à l’ombre des yuccas géants.
Tandis que dans les jungles et les allées rôdent quelques spectres conradiens, ceux peut-être de Lingard, d’Almayer, de Willems ou de Jim, des forces – fortuites ou nécessaires – se rassemblent, des esprits s’échauffent, des agacements se muent en débuts de rage, des enchaînements tragiques se préparent, tandis que les rêves et les gamberges de chacune et de chacun, apparemment bien disjoints, se mettent doucement, mais en accélérant, à converger pour s’entrechoquer. Si l’on trouve dans la toile de fond du « Bal des ardents », somptueuse et intense, toute la ferveur populaire révoltée qui irrigue le « 14 juillet » d’Éric Vuillard, toute l’ébullition et le potentiel de montée aux extrêmes de « L’esprit de l’ivresse » de Loïc Merle, et même une bonne part de l’historicité rusée de « L’Œil de Carafa » des Wu Ming, Fabien Clouette développe ici une poétique unique par sa focalisation sur les rêves éveillés, les terreurs intimes et les secrets mensonges de ses protagonistes, qu’il exprime tantôt par allusions et cryptages (l’obscur rocher appelé Rockall accédant ainsi par exemple à un statut mythique), tantôt par incisions foudroyantes en usant de lexiques spécifiques (un mot suffit bien souvent), qu’il fait alors surgir comme autant d’armes et de scalpels, comme le pratiquait – talent fort rare – le Saint-John Perse d’ « Anabase », d’ « Amers » ou de « Vents ».
Le boomerang finit dans la main de Yasen, et tout est relancé au-dessus des cimes. Au-dessus des miniatures et des bombes qui filent sous la pluie à la vitesse des trains. Ca pourrait être des insectes, des insectes noyés. Il y en a un qui ralentit, un autre qui manque de tomber et qui stoppe. Les autres sont loin, droits comme des brise-lames, la tête froide, qui ne peuvent que regarder les concurrents qui précèdent. Et leurs petites lumières, les compteurs. On rallume les phares sans faire exprès, dans un écart, et on les éteint car c’est la règle. Mais c’est surtout plus beau. Et si on tombe, on tombe. On sera propre sur le goudron et sa pellicule de pluie. Juste quelques ombres bleues et vertes sur le nez et la bouche qui s’effacent après avoir été fixes longuement. Mais on ne tombera pas cette fois. Voilà ce qui court sur la route qu’on ne peut voir que depuis le vol. Et quand il revient de nouveau on y est encore. On est au beau milieu. Au beau milieu de la courbe.
Comme il l’avait déjà prototypé avec brio dans « Quelques rides », Fabien Clouette a su ici développer une profonde écriture métaphorique du déséquilibre et de la quête d’harmonie, une narration millimétrée dans laquelle chaque image et chaque mot concourent à créer cette sensation hybride, ce sentiment de l’individu en prise sur quelque chose qui le dépasse, dans lequel il s’agit pourtant de creuser sa niche propre, d’exister pour et malgré l’Histoire en quelque sorte.
Et cette nuit-là en particulier était très grise. Il y avait dans l’air et la profondeur la couleur des eaux remuées. Pourtant ça ne bougeait pas en surface depuis des mois. Alors c’était peut-être la densité de l’eau. Il n’y connaissait rien. En soudure, on abandonnait vite la biologie. Alors il restait là à regarder les programmes comme les autres, dans un faux sommeil, avec des mouvements très lents. Pour se mettre en état de travailler les prochaines heures, il imaginait un requin-pèlerin, immobile dans son avancée. Et les poussières et le plancton qui foncent dans les filtres. La grosse bête perdue dans un des coins du delta, marée haute, si bien qu’on voit son aileron alors qu’il a le ventre posé sur le fond. Le temps d’un cycle. Rester et attendre sans attendre. Il s’asseyait sur le strapontin et répétait les gestes. Face aux troncs cassés empilés, les mêmes propositions. Entre les œuvres vives et les œuvres mortes, restent les gestes et les vitesses. Et puis on ouvre le sas comme d’habitude. On fait le travail. Mais justement, à force, il y a des jours où on ne fait pas comme d’habitude et où on fait tout sauter. Et plus tard il y aurait Rockall et les autres explosions. Rockall, une anecdote comme mille autres pour le monde – pour tout le monde sauf lui.
Fabien Clouette a su aussi trouver ici une nouvelle écriture de la guerre – qu’on l’appelle étrangère ou, par un de ces caprices sémantiques lourds de sens philosophique et politique, civile, telle que la décrypte si bien Ninon Grangé -, écriture doucereusement martiale qui entrecroise subtilement celle de la technique et celle de l’âme, qui associe dans un même mouvement Jacques Ellul et Jean Lartéguy. Une comparaison avec les moyens utilisés, chez le même éditeur, par Marie Cosnay dans « Cordelia la guerre » et par Quentin Leclerc dans « Saccage », serait sans doute diablement fructueuse.
Des trois retardataires en retrait de la manifestation, seul le plus vieux n’a pas terminé d’uriner sur les ruines des conserveries antiques. Les deux autres discutent, ou plutôt rient, sans que le motif de leur rigolade nous soit intelligible. Le vieux termine d’uriner, ferme sa braguette avec difficulté – c’est une braguette à boutons -, puis le groupe avance de nouveau vers la foule amassée sur le rond-point. Ils sont de ceux qu’on a enduits de poix et de plume, pour qu’ils aient l’air d’animaux. Certains jouent les chevaux de soldats au chef couvert de casseroles. D’autres jouent les tigres ; hommes sauvages chargés de poils de la tête aux pieds.
Par le truchement savoureux et pensif de Yasen et de Danvé, de Levant et de Tabulo, de Losange et de Orque-Anne, personnages qui ont toute la stature pour devenir au fil des ans et des lectures de véritables icônes littéraires, « Le bal des ardents » sollicite à la fois Mikhaïl Bakhtine et René Char pour concocter cet engin personnel et unique qui envoie Rabelais télescoper de front et d’oblique la fabrique de l’Histoire.
Mais si on commence à faire attention, on se retrouve à scruter tous les bouts de gras des rues des Soifs.