Le gang de la clef à molette
12/07/2013 Coups de coeur
Western endiablé opposant éco-saboteurs et forces de l'ordre / du profit, au cœur des Four Corners.
Publié en 1975, le premier roman d'Edward Abbey, après son récit Désert solitaire (1971) et son essai Le pays des cactus (1973) est indéniablement l'un de ces livres rares qui, semblant s'appuyer sur du local et du très particulier, parviennent raidement à une stature mythique presque universelle. Publiée en français chez l'excellent Gallmeister, dont il est un des ouvrages emblématiques, une nouvelle traduction de Jacques Mailhos, illustrée par Crumb, vient tout juste de remplacer celle, peut-être un peu fatiguée désormais, de Pierre Guillaumin.
Lors d'une descente en rafting du Colorado, en aval du désastre écologique qu'incarnent le barrage de Glen Canyon et le lac Powell, quatre Américains amoureux de la nature en général, et de celle, semi-désertique, de la région des Four Corners en particulier, s'associent pour inventer, avec vigueur, détermination et humour, l'éco-sabotage visant exploitations minières destructrices, ouvreurs de routes, de voies ferrées et de lignes électriques inutiles, et ne répondant comme souvent qu'au besoin d'enrichissement de quelques-uns, en s'attaquant nuitamment, tout d'abord, aux parcs de machines, tracteurs, bulldozers et autres excavatrices mal gardés sur les chantiers dévastateurs de la forêt d'Arizona et d'Utah... D'où le nom que donnent rapidement police, presse et milices privées des industriels aux quatre inconnus : le gang des clefs à molette.
C'est ainsi que l'on découvre et aime Doc, le grand chirurgien d'Albuquerque qui consacre son temps et son argent à financer le matériel et les expéditions du groupe, sa compagne libre, sauvage et inventive, la jeune new-yorkaise Bonnie Abzug, "Seldom Seen" Smith, le mormon non officiel (et pratiquant donc la polygamie abandonnée depuis plus d'un siècle par l'église officielle des Saints des Derniers Jours), guide de randonnée et d'expédition connaissant le moindre recoin des étendues sauvages de la région, et enfin George W. Hayduke, l'ex-béret vert du Vietnam, fruste, frugal, immensément généreux, et capable de parcourir 40 miles de moyenne montagne en moins d'une journée tout en portant soixante kgs de matériel...
Avec un ton unique, oscillant perpétuellement entre la description "sérieuse" des faits et des lieux (et donc avec cette bien particulière poésie du désert) et l'humour déjanté des quatre compères, Edward Abbey livre un étonnant western contemporain, où la préparation des "coups" alterne avec les courses-poursuites échevelées dans le désert et la rocaille, les carters des moteurs répandant leur huile ou la consumant mortellement mêlée au sirop d'érable, tandis que les coups de feu des shériffs et miliciens sifflent souvent aux oreilles de ces outlaws résolus à ne pas laisser la nature être massacrée au nom du profit sans se battre, et revendiquant leur anarchisme (globalement plus marqué, dans l'intimité et malgré les sabotages, par Stirner ou Thoreau que par Bakounine, toutefois)...
Le roman fut aussi, dans la "réalité", et à l'instar du célèbre Printemps silencieux (1962) de Rachel Carson, à l'origine d'une nouvelle génération de mouvements écologistes plus radicaux et moins "pépères" que leurs aînés...
Un très grand livre, percutant et drôle, tout baigné d'amour des êtres libres et des paysages des Four Corners.
La première chose qu'ils virent, ce furent des amoncellements de terre remuée, des bancs stériles en formations parallèles, des alignements de roches, et du sol retourné qui ne nourrirait plus jamais une seule racine d'herbe, de buisson ou d'arbre (sur la durée de vie probable de la nation navajo, vendue, trompée, trahie).
Ils virent ensuite un excavateur Euclid, avec une cabine située à vingt pieds de haut, venant droit sur eux, tous phares allumés, cornant comme un dinosaure blessé, la cheminée d'échappement crachant une fumée noire. Au volant, un fermier déraciné de l'Oklahoma ou du Texas, secoué comme un sac de noix, le pied sur l'accélérateur, les regardait derrière des lunettes de soleil foncées, un masque antipoussière sale pendu à son cou. Bonnie eut tout juste le temps de quitter la route avant un choc fatal.
Elle alla se garer à l'ombre et sous le couvert d'un bosquet de pins pignons. Ils gagnèrent ensuite à pied la hauteur la plus proche pour une observation à la jumelle.
Ce qu'ils virent est difficile à décrire avec les mots d'un quelconque langage humain. Bonnie pensa à une invasion de Martiens, à La guerre des mondes. Ke capitaine Smith se souvint de la mine Kennecott's à ciel ouvert (la plus grande du monde, disait-on) près de Magna dans l'Utah. Le docteur Sarvis songea à la chaîne d'oligarchies et d'oligopoles impliqués : Peabody Coal n'était qu'un bras de Kennecott Copper, Kennecott qu'un membre de l'United States Steel, elle-même impliquée dans des relations incestueuses avec le Pentagone, Standard Oil, General Dynamics, Dutch Shell, I.G. Farben Industries, le tout formant un conglomérat s'étendant sur la moitié de la planète Terre, comme un monstre aux multi-tentacules, à la vision totale, au bec courbe, ayant pour cerveau une banque de données, pour sang un flux de monnaie, pour coeur une pile atomique et pour langage le monologue technotronique de nombres imprimés sur une bande magnétique.
George Washington Hayduke, lui, eut la vision la plus simple et la plus claire : il pensa au Vietnam.