Le musée de l'inhumanité
27/02/2015 Coups de coeur
Terriblement musical, soigneusement explosif, parfaitement vertigineux : un chef d’œuvre.
Publié en 2013, traduit en français en 2015 par Claro dans la collection Lot 49 du Cherche-Midi, « Le musée de l’inhumanité » est le troisième roman de William H. Gass, dix-huit ans après « Le tunnel » et quarante-sept ans après « La chance d’Omensetter ».
Si « Le tunnel » déployait sa formidable fleur vénéneuse en passant en revue approfondie, orientée et subreptice – quand cela semblait pouvoir arranger son narrateur si délétère -, « la culpabilité et l’innocence dans l’Allemagne d’Hitler », « Le musée de l’inhumanité » se sert de la deuxième guerre mondiale et de l’horreur nazie comme d’un simple mais puissant marchepied pour nous projeter dans une narration beaucoup plus organisée en apparence que le soliloque piégeux et ô combien retors de William Frederick Kohler, mais s’attaquant cette fois à une culpabilité humaine d’un ordre de magnitude encore supérieur (prouvant ainsi que cela était possible), proposant un cadre familier, presque toujours volontairement banal, effacé ou anodin, pour mieux nous saisir par l’irruption de certains personnages décapants dans leur redoutable variété (même lorsque leur acidité est d’abord imperceptible), et mieux nous imposer un vertige presque insoutenable, que seuls l’humour et l’incongru qui hantent ces 570 pages nous permettent d’assimiler pleinement.
Les nouvelles conféraient un poids moral à Ray : les progrès victorieux de la guerre – ou son issue catastrophique, selon Nita, qui ne reniait rien de ses attaches autrichiennes -, des nouvelles qui justifiaient ses pressentiments, qui étayaient de plus en plus ses sévères jugements et rendaient l’étrange exode de sa famille aussi extralucide que les dires d’une sibylle. Tu as peut-être l’air pure parce que tu sens le savon, disait-il, mais je suis pur des deux côtés de ma conscience ; tes mains sont peut-être ridées à force de lessives, mais les miennes sont plus lisses et plus blanches que du papier. Il exposa ses paumes. On peut voir à travers. Le travail accompli par ces mains n’a rien de honteux ; par conséquent, je ne puis être autrichien ; les mains d’un Autrichien devraient être avalées par ses manches. Et toi aussi tu peux jouir d’un cœur serein. Nita opina sans acquiescer. Son mari pensa si fort « grâce à moi » qu’elle crut l’entendre. Mon cœur a été kidnappé, dit-elle, emporté avec mes bébés dans un monde de désastres. J’aurais pu vivre dans mon village une vie paisible et inoffensive… et tendre ma main au premier venu. Ray grimaça sans démentir. Tu aurais serré des mains qui s’enrichissent, insista-t-il, qui fabriquent des engins de guerre ; qui rapportent à la police ; qui aident les rafles ; qui commettent des meurtres ; les mains d’un oncle qui ravitaille des troupes, les mains d’un cousin qui conduit un camion, d’un neveu qui vend des habits. Tu n’en saurais rien : rien du fils du voisin qui a abattu des gitans, des homos, des Juifs, et du dentiste qui a arraché l’or de leurs dents. Les nazis cultivaient tant d’alliés sournois. Tu aurais rencontré dans une rue de Graz où tu serais allée acheter un chapeau – untel, celui-ci. Tu te serais assise sur une banquette dans le même train. Tu n’aurais pas regardé par la fenêtre mais feint de lire alors que le train passait devant des barbelés, des arbres abattus, un camp. Tu aurais souri à un homme qui a fabriqué ce barbelé, qui a parlé dans un mégaphone, qui a abusé de femmes emprisonnées. Ça souillerait même des mains bien propres et réduirait à néant le penchant qu’a la nature pour les mains pâles, puisque même les paumes d’un Nègre sont roses. Tes doigts gracieux ne seraient pas noueux du fait d’un labeur honnête ; ils prendraient lentement l’aspect de serres. Désirer la nationalité autrichienne, c’est accepter les actes des assassins, adhérer tacitement – mon Dieu – au meurtre et au massacre. Maintenant que tu n’es plus Nita, te voilà affranchie de ces répugnantes contaminations. Ne les laisse pas devenir comme le lichen sur ces pierres en pleine forêt, qu’on ne voit ni ne remarque, ou qui ne choque plus comme l’humidité persistante sur les pierres de Vienne, ses kiosques recouverts d’affiches, ses rues grises. Pour le pur, pour l’apatride, ma Nita, tout est possible.
Joseph Skizzen a émigré aux États-Unis, enfant, après la deuxième guerre mondiale, en compagnie de sa mère Miriam et de sa sœur Deborah. Leur père Rudi a fait fuir toute la famille d’Autriche avant-guerre, sous l’impulsion d’une extraordinaire et paradoxale intuition, anticipant avec force la culpabilité qui s’étendrait sur les acteurs et les spectateurs passivement complices des atrocités nazies. Ils se sont ainsi fait passer pour Juifs afin d’obtenir un statut modeste mais réel de réfugiés en Angleterre, où ils vivent le Blitz de 1940 comme celui des V1 puis des V2. Démasqués par leur communauté juste après la fin du conflit, ils sont contraints de se reconvertir d’urgence en « Anglais moyens », quoique se retrouvant apatrides de fait, avant que Rudi ne disparaisse dans la nature après un gain miraculeux aux paris hippiques. Joseph, Miriam et Deborah, abandonnés, finissent par être acceptés par les États-Unis, et échouent au fin fond de l’Ohio. C’est là que le récit de William H. Gass commence véritablement, les faits exposés servant de prologue et de multi-traumatisme fondateur.
Épousant chaque pensée de son narrateur, sous ses deux incarnations Joey (jeune) et Joseph (adulte), dont les combinaisons et substitutions peuvent être plus complexes qu’il n’y paraît d’abord, William H. Gass nous propose la fusion et l’entrelacement de trois œuvres : le roman d’apprentissage du jeune Joey apprenant à devenir un Américain le plus discret possible et à trouver une place dans cet univers, tandis que sa mère Miriam broie de noirs regrets et que sa sœur Deborah, a contrario, devient très vite la pom pom girl idéale ; le quotidien du professeur universitaire de musique qu’il est « miraculeusement » devenu, la manière dont il vit à l’intérieur de ce système à la fois spécifique et emblématique (qui constituait déjà une partie essentielle de la trame embrumée du « Tunnel »), et ce que sa spécialisation autodidacte en musique classico-contemporaine lui transmet en termes de vision du monde ; et enfin, l’infinie ratiocination d’une métaphysique du crime qui est sa véritable occupation, et sa motivation profonde, sous la double forme de la constitution, par collages d’articles et superpositions d’images dans son grenier (décor évoquant d’ailleurs, par la bouche même de Joseph, celui de l’antre de quelque serial killer hollywoodien), du « musée de l’inhumanité » qui donne son titre français à l’œuvre, et de la réécriture sans fin, du perfectionnement permanent, de la phrase « La crainte que la race humaine ne survive pas a été remplacée par la crainte qu’elle perdure », chaque nouvelle tentative amenant son nouveau lot d’éléments et de réflexions pour justifier le choix retenu.
La pensée que l’humanité puisse ne pas perdurer a été remplacée par la peur qu’elle s’en sorte.
Traversant le terrain d’un bout à l’autre, le Jugement dernier faillit presque remporter le match autrefois. Ce fut un demi-cataclysme – un clysme, donc. Un essai non transformé. Un tiers du monde tomba malade au cours des trois années où sévit la peste noire : 1348, 1349, 1350. Et la peste abattit quatre fois sa faux, réduisant au final l’Europe à la moitié de ce qu’elle avait été au siècle précédent : en 1388, 1389, 1390. On pensait alors que la maladie était le Malin devenu armée. On disait que c’était le siècle de Satan. Diabolus in musica. C’était avant la troisième bataille d’Ypres. La population de la planète diminua d’un cinquième.
Ceux qui contractèrent la peste et survécurent : ils indiquaient à Joseph Skizzen la fâcheuse éventualité que l’homme pût se défiler à l’heure de l’Apocalypse, un mort par seconde ne suffisant pas, et réchapper au carnage, esquiver les meutes de météores, croupir dans des bunkers pendant tout le temps d’une guerre totale tandis que les canons râlaient pour saluer notre dernier souffle comme si l’horreur était une cérémonie, puis en sortir pour chanter les bombes qui explosent, supporter les rafales de millions d’armes aux détentes amoureusement pressées jusqu’à complet épuisement des munitions de toutes les nations, quand toutes les balles domestiques auront détruit jusqu’au dernier voisin en vie, et dans le silence qui suivrait la saignée on entendrait seulement s’écrouler, pierre après pierre, les palais de la finance, d’innombrables aspirateurs, obéissant à leurs propres commandements, avalant les mensonges officiels, les contrats hurlant telles des salades qu’on cisèle, les hauts cris des crucifixions bienveillantes portés par le vent comme une ode, le grincement de toutes les roues qu’on désinvente, les brèves protestations des néons qui s’éteignent, des fils dénervés ; le ralentissement de toutes les fonctions se ferait pourtant en silence, la merde récoltée dans les rues afin d’être réchauffée dans d’aberrants fours à micro-ondes, les maladies proliférant et se disputant les victimes, les machines s’épuisant puis calant sans même soupirer, jusqu’à ce que le calme pesant de la guerre achevée soit brisé par… par quoi ? Pouvons-nous imaginer des furoncles fermenter et fuser de chaque œil survivant… le pus accumulé de la perception ? Une pétarade, mais laquelle ? Celle de trompettes recrachant vingt siècles de bruit inepte à la face d’un monde déjà assourdi… Quel serait ce son, exactement ? Une vocifération faisant frémir les clous déjà fichés dans la fente du bois, puis… puis, alors que ce son leur parvient par la fenêtre, les maisons qui se soulèvent et s’affaissent sur elles-mêmes, libérées de leur socle telle la chair d’un corset ; mais de chaque tas de gravats, des ruines fumantes, des fossés remplis de cadavres consanguins, pourrait ramper alors un survivant – il était ce survivant, Joseph Skizzen, diafoirus et musicien – quelqu’un né des ruines comme les mouches de l’ordure ; et d’une grotte ou d’un bosquet d’arbres châtrés émergerait une créature capable de survivre à un régime de soupe visqueuse, voire de ses propres entrailles, et malgré toutes les catastrophes imaginables de sauver au moins un vestige de sa race avec la force, l’intérêt, le cran, de continuer à niquer, à niquer comme un croisé chrétien, la bite encore bien roide, et assez de sperme pour engendrer, niquer encore, même amputé d’une jambe, même boiteux, niquer toujours, la langue tranchée, niquer, un œil en moins, niquer, afin de se multiplier, d’abord pour se répandre puis pour se rassembler, conférer, s’interroger, inventer, philosopher, accumuler, comploter – et s’interroger, pourquoi ce châtiment ? Se demander : pourquoi cette douleur ? Pourquoi avons-nous – parmi les nous qui furent – survécu ? Qu’a-t-il été accompli qui n’aurait pu l’être autrement ? À quoi bon des bébés si c’est pour les emballer brutalement dans la terre ? Qui d’entre nous a trahi notre foi ? Comment expliquer notre déveine ? Quel plan divin fut accompli par ce désastre ? Pourquoi les anciens ont-ils été torturés par les morts qu’ils étaient sur le point de pleurer ? Pourquoi ?… Mais n’étions-nous pas spéciaux ? Nous autres, les rescapés, sans un arbre où grimper, nous qui avons été épargnés, sauvés en vue d’un instant de splendeur ! Se voir remettre le trophée, accorder un prix ; parce que le Livre des Livres, en lequel nous avions foi, nous autres pauvres fous, affirmait que quelques-uns seraient sauvés ; parce que les bons, les grands, les bien nés et les mieux introduits, les riches et les gloires de ce monde, s’en sortiraient, et… et… nous y croyions, nous le savions, Dieu veille à notre heureux dénouement, il y veille, y veillera, s’il n’est pas déjà repu, s’il ne décide pas de nous plumer le dos, la tête et le bec, à nous autres pathétiques alouettes.
De cette matière d’une densité historique, culturelle et philosophique éblouissante, William H. Gass parvient à extraire, miracle de l’écriture, un roman à la fois vertigineux et confondant de légèreté comme d’humour. Autour de ce « do central », ce « Middle C » du titre anglais dont même la superbe traduction, d’une invraisemblable habileté, construite par Claro, ne pouvait rendre toute la subtile ambiguïté, touche du milieu du clavier du piano, pierre de touche de la gamme diatonique, évoquant pourtant nettement la classe moyenne, fantomatique « middle class » et humanité moyenne qui est bien l’un des enjeux essentiels du roman, aussi bien que, sous son autre nom de « C4?, l’un des plus puissants explosifs non nucléaires existants, autour de cette note résonnant tout au long des 573 pages (et fournissant plus que le prétexte à deux extraordinaires leçons de musique, glissées savamment au moment opportun), l’auteur convoque une galerie restreinte de personnages qui sont loin de n’être que les faire-valoir comiques de Joseph Skizzen : propriétaire obèse de trois casses automobiles léguées par son mari et par ailleurs aussi brillante que caustique soprano de la paroisse, bibliothécaire en chef aux allures ambiguës d’adjudant-chef et de harceleuse sexuelle, disquaire paternaliste se laissant rouler dans la farine par un bien mauvais sujet, doyen d’université confit dans sa rigueur religieuse et son auto-justification permanente, bibliothécaire adjointe capable aussi bien de ressusciter des livres que l’on croyait abîmés au point d’être morts que de laisser subodorer des sortilèges dignes de sorcières ancestrales, et enfin mère du héros, devenue sur le tard jardinière émérite, sur qui reposera le mot de la fin malicieusement adressé par William H. Gass à une humanité qui vit depuis bien longtemps au cœur des ténèbres d’un cataclysme dépassant de loin n’importe quel tremblement de terre de Lisbonne.
La lectrice ou le lecteur pouvait à bon droit se demander s’il serait possible à l’auteur de nous offrir un roman à la fois encore plus puissant et vital que « Le tunnel », tout en étant, d’une certaine manière, un peu plus aisé à aborder : c’est chose faite avec ce « Musée de l’inhumanité », indiscutable chef d’œuvre.