Le poil de la bête
08/10/2013 Coups de coeur
À son sommet, le rire bizarrement méditatif d'une œuvre policière dadaïste hors sentiers battus.
Publié en 2006, disponible en français à partir d'octobre 2013 chez Carnets Nord dans une traduction de Corinna Gepner, "Ein dickes Fell" est le troisième roman de la série consacrée par Steinfest au détective autrichien manchot d'origine chinoise, Markus Cheng (le deuxième de la série, "Sale cabot", étant aussi disponible en français, chez Phébus).
Comme je l'avais expérimenté avec "Requins d'eau douce" autour de l'inspecteur Lukastik (que l'on retrouvera au passage avec plaisir dans la troisième partie de ce gros roman - 650 pages) et avec "Le onzième pion" (ressorti en Folio sous le titre "Le grand nez de Lili Steinbeck", plus fidèle en effet à l'intitulé allemand d'origine) autour de la commissaire Lili Steinbeck, un Steinfest ne se "raconte" pas, car chacune des innombrables péripéties, chacun des rebondissements joyeux teintés de loufoquerie qui s'égrènent au fil de l'intrigue, serait l'occasion de bien dommageables "spoilers". De toute façon, le charme très particulier de l'Autrichien - en dehors de la présence insistante, en exergue de chaque chapitre cette fois, de Ludwig Wittgenstein -, ce qui lui permet de construire ces tourbillons narratifs légèrement hallucinés, c'est avant tout sa capacité à nous faire partager l'intimité mentale de personnages hors norme et son maniement résolument à rebrousse-poil de la langue connue.
On croisera donc ici, avec une sorte de joie permanente du récit, une mère de famille dévouée à son fils handicapé, devenant tueuse à gages pour gagner sa vie, un archiviste municipal jouant volontiers les entremetteurs mortels, un détective manchot d'origine chinoise (Markus Cheng, donc) qu'une enquête incidente va arracher à son exil danois et ramener à la Vienne de ses origines, un compositeur célèbre - jouant à l'occasion avec Robert de Niro - oscillant froidement entre génie et folie, une femme d'ambassadeur égérie des milieux littéraires scandinaves, plusieurs fonctionnaires de la police criminelle autrichienne (parmi lesquels Lukastik, donc) dont les savantes idiosyncrasies provoquent le sourire incrédule du lecteur, des adolescents fans de skateboard dont le mutisme renvoie à la règle des moines chartreux ou encore diverses personnes âgées qui détiennent peut-être des secrets ancestraux aussi hallucinants que la formule secrète de l'eau de Cologne capable de rendre vivant le mythe du Golem...
On admirera aussi, tout au long du roman, en souriant et riant très régulièrement, cette capacité qu'a Steinfest de déstabiliser sa propre narration "sérieuse", sans arrêt, par un usage bien particulier et terriblement tonique de métaphores toujours pleinement surprenantes, à l'opposé des clichés et automatismes faciles, et qui contribuent au premier chef à créer, à chaque paragraphe et à chaque chapitre, cette atmosphère dadaïste si particulière que l'on ressentait déjà dans les trois romans déjà disponibles en français, et qui atteint ici sa plénitude.
Une lecture indispensable pour poursuivre une route de rire étonnamment méditatif dans cette œuvre hors sentiers battus.
"La chambre de Cheng était quasiment vide. Sur un parquet immaculé était posé un matelas avec sa literie et dans un coin végétait un caoutchouc. En dehors de cela, il y avait juste un petit dispositif installé au sol, comprenant deux écuelles, plusieurs boîtes de nourriture pour chien, deux os empaquetés, une couverture repliée et un petit animal en plastique. L'animal en plastique, Oreillard n'en avait pas besoin. Le reste convenait très bien. Oreillard n'avait jamais joué, même dans sa jeunesse. Ce genre d'activité lui avait toujours paru une expression de désespoir. Or jamais il ne s'était senti assez désespéré pour se mettre à courir après des objets inertes.
Se nourrir, c'était autre chose. Se nourrir était une nécessité qui ne prêtait pas à discussion même si elle créait beaucoup de malheurs dans le monde. C'est avec la pitance que naît la folie qui consiste à tuer et à se faire tuer, la folie de l'inquiétude permanente, de l'obligation de regarder autour de soi, d'être vigilant, envieux, avide, rusé, nerveux, instable. On mange toujours trop ou trop peu et même une honnête quantité laisse une sensation de vide. Mais, comme on l'a dit, impossible d'y renoncer si l'on veut rester en vie. Et Oreillard voulait rester en vie. Renoncer à soi-même lui apparaissait comme la chose la plus désagréable qui fût. Comment pouvait-on à ce point se prendre au sérieux ?
Cela étant, Oreillard n'était pas un glouton. Lorsque Cheng eût rempli une écuelle de viande, il resta immobile devant sa platée, s'abstenant dans un premier temps de faire quoi que ce soit. Son museau ne se plissa pas, ses glandes salivaires ne s'activèrent pas plus que d'habitude. Il resta là, tout simplement, comme le premier chien venu, comme un véritable fossile. Et puis lorsque quelque chose comme une petite auréole menaça de s'allumer au-dessus de ses robustes oreilles, il baissa la tête, ouvrit la gueule à la façon d'un casse-noix et planta des crocs étonnamment bien conservés dans une viande d'une tendreté inconvenante."