Le supplice de l'eau
18/01/2013 Coups de coeur
Sublime tourbillon de dérives autour de la fallacieuse nécessité de la torture.
Publié en 2007 (en 2009 en traduction française, encore plus remarquable qu’à l’accoutumée, par Anne-Laure Tissut), le quinzième roman de Percival Everett livre une violente dénonciation de la torture à l’américaine, « accidentelle » (Abou Ghraïb) ou institutionnelle (Guantanamo), mais est aussi beaucoup plus que cela.
Écrivain à grand succès de romans à l’eau de rose sous le pseudonyme d’Estelle Gilliam, l’ex-philosophe universitaire Ismaël Kidder bascule dans l’horreur lorsqu’un matin sa petite fille, sous la garde de sa mère dont il est divorcé, croise le chemin d’un psychopathe qui la supplicie. Face à ce choc impensable, le penseur rationnel sombre dans une dépression profonde mêlée d’une rage aussi glacée que dissimulée, et parvient quelque temps plus tard à enlever le principal suspect, relâché faute de preuves, à l’enfermer dans sa cave soigneusement préparée, et à accomplir sa vengeance…
De ce sombre fil, apparemment simple et direct, l’art de Percival Everett a concocté un ensemble magistral, curieusement polyphonique, où se mêlent, minutieusement agencés, dessins d’enfant ou de dépressif, considérations philosophiques sur les présocratiques et leur pertinence actuelle, bribes d’échanges et de dialogues gardant un pied dans le « monde réel » avec son agent littéraire, fragments de récit du conflit territorial de moins en moins larvé qui l’oppose à des cultivateurs de marijuana à propos d’une retenue d’eau, préparatifs de son forfait vengeur, éléments de réalisation de celui-ci, et même fascinants morceaux de « lâcher prise » dans lesquels la conversation et l’exposé se dissolvent, progressivement vidés de leur sens, dans un véritable parlénigm / riddleyspeak digne de Russell Hoban…
Présentant avec un étourdissant brio des enjeux politiques et moraux complexes, les broyant sans pitié, et en extrayant l’abîme bien particulier qui guette l’intellectuel « humaniste » confronté à la rage personnelle et à la perte de sens, « Le supplice de l’eau » est désormais mon roman préféré de l’incroyable Percival Everett.
L'étendue des choses n'est jamais qu'elle-même, et les limites de tout texte de fiction sont semblables aux méditations douées d'ubiquité que poursuit Zénon, réfutables mais vraies, simples en surface mais sources de trouble et d'irritation persistants, épine dans le flanc de tout voyageur. Je ne suis bien sûr que moi-même, Ismaël Kidder, mieux connu sous le nom d'Estelle Gilliam, auteur de romans à l'eau de rose. Personne ne sait que je suis Estelle Gilliam, pas dans le coin. Mon ex-femme le sait, mais elle vit très loin dans une autre vie, sur cette autre planète, avec son chagrin à elle. L'officier de police local le sait. J'ai été contraint d'avouer mon identité pour écarter ses soupçons, lui prouver que je n'étais pas, selon ses propres termes, "un salaud de fils de pute de dealer", toute personne n'ayant pas de source de revenus visible étant un dealer à ses yeux. Malheureusement, il n'est pas le seul à penser ainsi : tout le monde à Taos, au Nouveau-Mexique, est de cet avis. Je suis donc le dealer local officiel, contraint de débouter ceux qui souhaitent m'acheter de la marchandise de contrebande et soumis aux regards méprisants des autres, dealers authentiques y compris, persuadés que je leur vole des parts de marché sous la protection du shériff. (...)
Le problème que pose la compréhension d'Héraclite est qu'on ne l'a pas rangé sur les bonnes étagères. Ce n'était pas un philosophe, mais un poète. Mais on ne peut pas entrer deux fois dans la même reconstitution historique.