Le théoriste
17/03/2014 Notes de lecture
«Je suis né dans l’exposition permanente d’un muséum comprenant deux chambres, un living-room, un bureau, deux couloirs-bibliothèques, une cuisine, une salle d’eau et un water-closet séparé. J’y ai été hébergé à plusieurs titres : pièce maîtresse de la collection, gardien et visiteur quelconque. C’est mon histoire naturelle.»
Au fil des années et des documents retrouvés dans l’appartement de ses parents, le narrateur du livre (un double fictionnel d’Yves Pagès) comprend - à moins qu’il n’imagine - qu’il a été étudié dans sa jeunesse comme un primate ou une souris de laboratoire, par un père zoologue qui épiait et notait ses gazouillis et ses moindres mimiques, par des parents qui communiquaient entre eux en langues étrangères ou sabirs créés de toutes pièces, pour échanger des informations qu’ils voulaient cacher à leur fils.
Son environnement familial est un monde étrange, un appartement-dédale encombré de paperasses, de tombereaux d’objets amassés par des parents obsédés de stockage, par un père éthologue collectionneur de tout et toujours absorbé dans des discours théoriques, un appartement qui ne compte pas moins de sept bibliothèques inaccessibles dissimulées dans des recoins secrets. Dans cet univers familial chaotique et bizarre qui ressemble davantage au monde de Lewis Caroll qu’à la réalité, le narrateur, qui découvre à dix ans son amnésie précoce, est persuadé d’avoir été manipulé par son père et sa mère complice, figures machiavéliques cherchant à le façonner.
«J’avais tant vécu déjà et pour rien, comme un panier percé, une cruche fêlée, une boite crânienne déversant à mesure sa matière grise par la fontanelle jamais refermée. J’avais grandi cul par-dessus tête en surplomb d’un abîme cérébral, sans souffrir jusque-là de vertige.»
Voulant échapper à cet appartement labyrinthe, à l’oppression de la surveillance et des théories du père, à cette enfance qu’il subit comme une dépossession du moi, il va conquérir sa liberté contre cette surveillance et cette servitude que, pense-t-il, lui imposent ses parents, en fuguant, en manifestant, et en découvrant la résistance par les mots.
«Les bousculades, bris de vitrines, pillages, début d’incendie qui allaient s’en suivre m’ont évidemment marqué, mais c’était peu de choses, confronté à ma première expérience physique d’une insurrection verbale.
Tous ces mots majuscules, se moquant d’eux-mêmes pour mieux prendre au sérieux une colère à laquelle, sans en comprendre toutes les subtilités, j’adhérais épidermiquement, comme on dit du motif d’un Malabar qui, humecté d’un peu de salive, vous colle à la peau quelques heures durant.»
Par un narrateur non fiable dans un environnement qui ne l’est pas davantage, "Le théoriste" oscille entre farce et drame, avec un humour qui est toujours là même au cœur du sinistre, témoignant du sort d’une humanité devenue cobaye – cette humanité qu’on retrouvera dans "Portraits crachés" ou "Petites natures mortes au travail".
Dans ce roman logiquement imparfait et très intéressant, on assiste à la découverte d’une mémoire faillible, angoissée et drôle, qui va sans cesse à la recherche de ses propres souvenirs, avec une inventivité langagière jamais démentie, et dans laquelle on replongera avec jubilation, grâce à "Souviens-moi", un récit d'Yves Pagès paru en mars 2014.