Les aigles puent
21/03/2014 Coups de coeur
«Nous avions perdu sur toute la ligne depuis plusieurs générations. Aucune lutte n’avait abouti. De temps en temps, pour respecter à la fois la tradition et notre instinct, nous lancions des offensives politico-militaires depuis nos camps, nos centres psychiatriques ou nos ghettos. Elles se terminaient systématiquement en déroute.
La défaite était notre seconde nature. Nous l’avions intégrée à nos comportements, et, lorsque par hasard nous échappions à la captivité, nous préférions habiter les maisons vides, les ruines et les souterrains.»
Lorsque Gordon Koum revient aux portes du ghetto où il (sur)vit avec sa famille, la ville a été transformée en montagne de débris suite à une attaque d’une horreur inconcevable, une attaque de plus dans une guerre aussi interminable qu’incompréhensible des "barbares officiels" contre cette collectivité de "sous-hommes", de ceux qui vivent aux marges. De la ville il ne reste qu’une plaine charbonneuse d’une laideur infinie, que des ruines noirâtres sous un ciel gris plomb, entièrement recouvertes d’un glacis goudronneux, paysage de désastre d’une noirceur absolue. Dans cette attaque, Maryana, la femme de Gordon Koum, Sariyia, Ivo et Gurbal, ses enfants, ont brûlé.
Tandis qu’il agonise, irradié à son tour par les armes effrayantes de ceux qui ont vaincu, Gordon Koum, ventriloque, prête ses voix à un rouge-gorge mazouté et à une poupée grotesque trouvés dans les débris. Pour distraire les morts, il raconte des histoires sur les disparus, des récits pour sortir ces petits de l’anonymat, pour conserver des traces de la mémoire collective et mettre à distance l’horreur du réel. Dans une atmosphère crépusculaire, ces histoires cruelles prennent parfois une tournure absurde ou risible mais elles sont toujours profondément émouvantes, par ce qui s’en dégage : une immense empathie et une très grande solitude face à la puissance, à la propagande et à une inhumanité désespérément écrasante.
Le temps semble s’étirer dans les narrats de Gordon Koum, récits d’après la défaite, posthistoires qui ont l’air de rejoindre la préhistoire, récits d’hommes terrés, de gueux qui survivent dans les cavernes à l’oppression de la barbarie dominante, écrasés par une guerre permanente qu’ils subissent sans comprendre.
Un choc noir.
«J’avais rêvé que sur le champ de foire, déguisée en femme malpropre, une magicienne anarchiste s’adressait à moi, me prenait la main et m’attirait dans des broussailles pour m’embrasser. Une fois les embrassades terminées, elle me confiait une peau de belette qu’il fallait agiter sept fois quarante-neuf minutes sous la lune si l’on voulait rejoindre la révolution mondiale et assister enfin à l’avènement d’une civilisation égalitariste. Ce rêve m’avait fait forte impression. De ma vie je n’avais étreint ni même rencontré de chamane anarchiste, du moins en songe.»
Volodine, porte-parole de ses écrivains hétéronymes dont Lutz Bassmann, est vraiment lui aussi un ventriloque de génie.