Les falsificateurs / Les éclaireurs
12/01/2012 Coups de coeur
L'apprentissage de la falsification du réel : hallucinant de réalisme, un enchanteur roman pince-sans-rire, et sa suite, plus grave et terriblement frankensteinienne.
Publié en 2007, neuf ans après Éloge de la pièce manquante, ce roman ambitieux marquait le retour d'Antoine Bello à la littérature.
Sliv Dartunghuver, un étudiant islandais doué, et doté de certaines qualités particulières d'audace et d'inventivité, est recruté, après une approche sophistiquée, par une étonnante entreprise secrète, le Consortium de Falsification du Réel, qui œuvre dans l'ombre, approximativement depuis la Révolution française, à "arranger" le réel en créant de toutes pièces des faits, des histoires, des explications, dont l'impact est parfois majeur et parfois presque invisible, sans que le fil conducteur de l'entreprise ne soit vraiment clair... Cette prémisse engageante permet à l'auteur une description fouillée et crédible des méthodes de travail du CFR, et des motivations de ses jeunes employés... Les "consultants", ici, font avant tout assaut d'intelligence et de méthode : cette absence d'émotion et ce primat quasi-exclusif de l'intellect sont parfaitement reflétés dans le style et dans l'écriture, ce qui vaudra parfois à l'auteur certains reproches de "sécheresse de ton". Les jeunes (ou moins jeunes) falsificateurs de Bello sont en effet bien éloignés des agents "new age" mis en scène, d'un angle tout à fait opposé, par Laurent Kloetzer dans CLEER. Mais eux se posent nettement plus de questions d'éthique et de finalité (le cheminement de Sliv dans cette quête est largement l'objet profond du récit), et ne se résolvent pas au choix entre adhésion cynique et démission dépressive. Au contraire, leur puissance intellectuelle les pousse à chercher des raisons ultimes... au risque de l'épuisement, de la révolte ou de la déception.
"Laissez-moi formuler les choses autrement. En admettant que la station d'épuration de Nuuk ait réellement été inaugurée le 19 février 1982 - je dis bien en admettant - et que vous deviez faire croire à quelqu'un qu'elle la été le 23 mars, comment vous y prendriez-vous ?"
Un premier tome saisissant, qui bénéficie de cette attention aux détails et aux enchaînements logiques qui fait la force des romans d'espionnage d'un Deighton ou d'un Le Carré, ou celle des meilleurs thrillers technologiques avant que beaucoup ne sombrent dans les facilités des clichés. En 2009, la suite Les éclaireurs résout la plupart des énigmes et tient la plupart des promesses contenues dans le premier tome du diptyque, alors que nous suivons l'accession de Sliv Hartungshover à de plus hautes responsabilités au sein du CFR. La sécheresse, toute cérébrale, de cet univers de "maîtres du monde bienveillants" est toujours mieux rendue par l'auteur, et devient par moments pleinement étouffante, magnifiée par la fréquence des "discours" (avec le didactisme caractéristique du véritable - et contemporain - conseil d'entreprise de haut niveau), mais aussi, par un astucieux effet de contraste (même s'il n'est qu'ébauché), par le personnage fugace mais fort de l'activiste "de terrain" Nina Schoeman, et par le sprint échevelé du dossier "Timor oriental", véritable morceau de bravoure et feu d'artifice talentueux, dans lequel Sliv "se lâche" pour notre plus grande jubilation. Au-delà des réponses aux mystères du premier tome, le CFR va surtout être confronté à une angoisse frankensteinienne, lorsque, n'appréciant pas correctement le degré de paranoïa et de mauvaise foi extrémiste engendré de tous bords par le 11 septembre 2001, une de ses "créations" (les armes irakiennes de destruction massive) va lui échapper, et devenir l'authentique prétexte au déclenchement d'une guerre, provoquant ainsi une profonde crise intellectuelle et morale au sein de la multinationale secrète et plusieurs fois séculaire...
Le ton du second volume est ainsi beaucoup plus "sérieux", parfois même grave, ce qui peut dérouter certains lecteurs. Si l'humour reste bien présent, le caractère farceur et parfois potache du CFR a disparu cette fois, et à travers la crispation et la déception de ses membres, on peut sans doute sentir celle de l'auteur face aux évolutions réelles de la politique étrangère américaine... Un exercice difficile dont l'auteur se tire avec brio, au risque par moments de perdre un peu un lecteur inattentif dans l'enchevêtrement de discours et d'analyses de cette "marche à la guerre", qui n'est pas sans rappeler le fantastique concerto qu'est L'été 1914 dans Les Thibault de Roger Martin du Gard.
- Je comprends. Et ce sens alors ? - Je le cherche. Il existe forcément. Si la vie est un jeu, il doit en exister une règle quelque part, tu ne crois pas ? - Tu veux dire un barème qui permettrait de mesurer la réussite ou l'échec ? Dix points par enfant et un bonus en cas de prix Nobel avant cinquante ans ? ironisa Nina. Je souris à nouveau. - Quelque chose comme ça. Un jeu se gagne ou se perd et je veux désespérément gagner. Ma vie en dépend, même si je ne saurais t'expliquer pourquoi. Peut-être parce que je pressens que le chemin de la victoire est semé d'embûches et qu'on doit éprouver quelque fierté à en sortir indemne. Rien ne m'exalte comme la difficulté. - Efforcez-vous d'entrer par la porte étroite... avança Nina qui possédait ses classiques. Je considérai son image quelques instants et la toruvais à mon goût. - Voilà, je cherche la porte étroite. Sûrement pas l'argent. La possession aliène.