Les inachevés
04/06/2013 Coups de coeur
Premier roman disponible en français du sombre magicien Jirgl. Choc et effroi.
Publié en 2003, traduit en 2007 par Martine Rémon chez Quidam Editeur, le neuvième roman de l'ex-Est-Allemand Reinhard Jirgl est aussi son premier devenu disponible en français.
Très réputé outre-Rhin pour ses redoutables innovations formelles et pour sa détermination sans faille dans le fouaillement des zones sombres de l'histoire contemporaine allemande, Jirgl suit dans Les inachevés le destin d'une famille expulsée des Sudètes en 1945, d'abord réfugiée, de trains bondés innommables en charrettes à bras épuisantes, avant de se "réimplanter" - si l'on ose dire, à la lecture - dans une campagne puis une petite ville de l'Allemagne communiste : une grand-mère, ses deux filles dans la force de l'âge au moment de l'exode, une petite-fille délurée et enfin l'enfant de celle-ci qui, tardivement révélé comme narrateur, libraire hospitalisé écrivant depuis sont lit, peut naturellement faire figure d'un double pas nécessairement totalement imaginaire de l'écrivain.
Sublime noirceur : l'auteur explore bien, comme il l'a parfois confessé, de nouvelles facettes de ce qui fait de l'homme un loup pour l'homme, et la subtilité de son écriture est à la hauteur nécessaire des ambiguïtés morales de ses "leçons de choses"... Réfugiés jadis oppresseurs inconscients, renvoyés à d'abjectes réalités, auxquelles ils se plient avec une morbide complaisance, victimes complices objectives de leurs bourreaux, inscriptions sociales qui ne peuvent être dépassées ou déplacées que dans le temps long, voire très long, lorsqu'elles le sont, innombrables ironies du "sort" (ici habillage commode et résigné de volontés trop souvent absentes)... : ce faisceau complexe de nécessités et d'écrasements est servi par une langue incroyable, prouesse d'écriture comme de traduction, difficile à rendre à l'oral avec ses points d'exclamation servant de marqueurs liminaires à certains mots, ses expressions toutes faites suivies à la trace de leurs nombreux traits d'union, ses mots trafiqués comme autant de valises prêtes à répandre leurs contenus malsains si l'on n'y prend garde, marquant à chaque instant à quel point le malheur, l'oppression et la trace sociale peuvent être intériorisées comme la plus efficace de toutes les prisons, ou reflétant au fond bien fidèlement la pensée devenue ou restée si rudimentaire de leurs utilisateurs... Appliquée au "réfugié" du monde, cette volonté de se "couler" à tout prix dans ce que l'acteur croit être son moule n'est ainsi pas à ce point éloignée du propos d'un Philippe Annocque dans son Liquide, chez le même éditeur.
En prime, une courte mais intense préface de Martine Rémon qui souligne la parenté reconnue de Jirgl avec Arno Schmidt.
Précipitez-vous, mais sachez que vous ne ressortirez sans doute pas totalement indemnes de ce voyage, même une fois sorti de l'époque de durant-le-convoi.
La viande est devenue un mot é: tout ce qui est imprononçable *-Ersatz. Le brame-des-hauts-parleurs : mots d'ordre ferbeuglants & grabuge des chœurs - des banderoles claquant dans le vent au-dessus des rues, mêlant les rafales humides d'une fin d'octobre aux relents de chou-crèvelafaim venus par les fenêtres des cuisines pour fouetter les visages, blêmes ceux-là & vagues, apparemment sans jeunesse - Vous savez bien : la !guerre - des pas oscillant le long du trottoir sous des manteaux de feutre, de porte-en-porte, la ville rétrécie aux coupons des cartes de rationnement, & toujours des queues interminables, pour le pain le lait le beurre la farine l'huile & le sucre, des heures-durant la pelote des gens comme s'il s'agissait sans cesse d'1&même famille. Et parce que la médaille & l'homme ont 2 faces - LE SED ME PLUME, LE SED TE PLUME, LE SED NOUS PLUME ! - c'est du donnant donnant : la main gauche sur le comptoir du magasin / la main droite sous le comptoir : pays madrécupide ; nationalité : pick-charbon.