Les veilleurs
19/10/2013 Coups de coeur
Incroyable hybride de thriller policier et de quête poétique à la Gracq / Jünger / Abeille.
Publié en 2009, le premier roman de Vincent Message (26 ans à l’époque) tranche, dans une production contemporaine fréquemment quelque peu timorée, par son ambition et sa maîtrise, développées en 750 pages impressionnantes.
Quelque temps après sa condamnation surprise (car il présentait bien des aspects d’irresponsabilité pénale) à l’emprisonnement à vie, Oscar Nexus, un marginal asocial qui survivait dans un petit boulot de veilleur de nuit, avant d’abattre un beau matin trois personnes en pleine rue, est ré-interrogé, en profondeur, par le psychiatre non conventionnel Traumfreund et par l’ex-policier d’élite Rilviero, mandatés par le puissant politicien Drake, qui voudrait être certain que la mort de sa maîtresse, l’une des trois victimes, était bien le fruit du hasard, et non celui d’une attaque à son encontre…
Bien qu’ayant gardé un mutisme obstiné pendant toute l’enquête initiale et tout le procès (ce qui n’avait pas peu contribué à la peine prononcée), suite à un changement de méthode (Traumfreund est un adepte d’une forme actualisée et subtile de l’anti-psychiatrie de Cooper, de Laing et de leurs émules) et d’environnement (une annexe de la clinique du Dr Traumfreund, située en pleine montagne, œuvre d’un architecte profondément original et lui-même ancien patient), Nexus se met, peu à peu, à parler.
Se confiant aux deux enquêteurs, il raconte par le menu, en une terrifiante spirale irrationnelle pourtant de plus en plus crédible, sa précaire installation entre notre monde diurne, auquel il ne semble pas vraiment appartenir, et un autre monde, nocturne, qu’il parcourt dans ses longs rêves, observateur aux côtés de Calder, prêcheur intellectuel tentant désespérément d’y unir toutes les forces vives, prêtes à se déchirer entre elles, businessmen, militaires, artistes, savants, sectateurs religieux, au lieu de se rassembler pour faire face à l’inexorable croissance du désert dévastateur au sein de leur univers clos, et quelles circonstances issues de l’onirique l’amenèrent in fine à commettre son crime étrange…
Maniant solidement tous les codes du grand thriller policier, Vincent Message réussit à l’intérieur de ce cadre apparent une formidable hybridation, dans laquelle retentissent avec force et poésie des accents de Julien Gracq, d’Ernst Jünger (celui des « Falaises de marbre », bien entendu) ou de Jacques Abeille, distillant le rêve, le doute, l’incrédulité, à chaque rebond des consciences de cette incroyable « enquête ». Une mise en abyme du pouvoir performatif de la narration, et aussi, tout simplement, du grand art, que peu de romanciers atteignent, tout particulièrement lors d’un premier roman.
« Et ainsi, Calder parla aux représentants des Vallées :
"-C'est pour ça que je disais à Arlington : ne renoncez pas aux ignares ; faites en sorte que ça suive, et vous aurez des troupes ; sortez et vous recruterez des gens qui vous aideront. Car il faut, une bonne fois, que nous nous mettions d'accord sur les fins. La fin ultime que nous poursuivons, est-ce le savoir, ou est-ce la vie ? Vous donnez trop souvent l'impression de ne vous occuper que de livres, mais je pense qu'au fond c'est bien la vie que vous avez en tête. Alors, si c'est la vie... il faut pratiquer les fins dès le début, même en pure perte, même avec des gestes maladroits. Et je vous dirai aussi : nul ne peut servir deux maîtres ; vous ne pouvez pas servir et les livres et la joie ; vous êtes parfaitement libres de consacrer toute votre vie au savoir, et d'oublier la joie, enfermés dans la prison de vos crânes. Ou alors : servez la joie, servez-la par les livres, montrez comment votre savoir transforme en aventure de chaque instant ce qui, sans lui, n'est que survie, cycle de pur hasard, digestion et défécation. Allez à la joie en prenant ce détour. Montrez aux autres pourquoi le détour est nécessaire, quel investissement il représente, et pour quel gain énorme ! Ou bien enfermez-vous, mais dans ce cas : en entrant dans le caveau des idées que seul le cénacle est capable de comprendre, soyez bien conscients que vous laissez la vie à la porte !" »