Mapuche
10/06/2012 Coups de coeur
L'Argentine de 2011, ses tortionnaires militaires et leurs complices impunis de 1976-1983, ses enfants volés aux prisonniers liquidés à l'époque... : Caryl Férey nous offre deux héros d'exception et une formidable enquête, sur, au fond, l'éternel retour de l'impavide avidité des nantis...
Paru en 2012, le treizième roman de Caryl Férey, dont nous avions déjà bien apprécié les deux romans "néo-zélandais" (Haka et Utu) ainsi que le superbe La jambe gauche de Joe Strummer, est sans doute son plus accompli à ce jour.
Retrouvant avec un grand plaisir sa manière de camper rapidement un héros au grand cœur, politisé mais poursuivant surtout des démons personnels, tête brûlée s'il est possible, Caryl Férey nous plonge cette fois dans l'Argentine contemporaine qui, d'amnistie complaisante en enterrement de première classe, n'en finit plus de digérer ses années de dictature, ses 30 000 disparus, ses 15 000 fusillés, et enfin ses 500 bébés kidnappés auprès de leurs parents prisonniers politiques pour être adoptés secrètement par des familles proches du pouvoir, entre 1976 et 1983.
Le détective privé Ruben Calderon, l'un des très rares rescapés des geôles militaires de l'époque, alors que son père et sa sœur n'en ont pas réchappé, est ainsi l'un des "chasseurs" privilégiés des "Grands-Mères de la Place de Mai", l'association de recherche des orphelins kidnappés par la dictature (là où les "Mères de la Place de Mai" cherchent avant tout à élucider le sort des disparus). Par un étrange concours de circonstances, il va se retrouver lancé sur une folle piste de l'immonde, aux côtés d'une jeune Indienne Mapuche, sculpteur de son état, dont le sang lui assure une place tout au fond de la société argentine, Indienne à qui le souvenir bien vivace des massacres perpétrés à l'encontre de son peuple, pour voler leurs terres au XIXème et au XXème siècles, fournit un puissant moteur...
Une peinture au pistolet-mitrailleur de la "bonne" (et riche) société argentine, de ses complicités, de ses absences de regrets, de ses turpitudes assumées sans aucun complexe, dans un pays qui cherche encore à digérer les crises économiques terribles que lui ont infligées notamment ses élites économiques passées (rappelons, pour mémoire, que la propriétaire et présidente du plus grand groupe de presse du pays est toujours sous le coup d'une enquête pour détournement d'enfant durant la dictature...). Le style acéré de Férey y fait merveille, dans ce thriller haletant, mais dont l'objet reste bien, avant tout, l'éternel retour de l'avidité capitaliste.
" "Las putas al poder ! (Sus hijos ya estan en el)". Le graffiti plastronnait sur les tôles du hangar. Jana avait dix-neuf ans à l'époque mais la rage restait intacte. Toutes les classes dirigeantes avaient participé au hold-up : politiciens, banquiers, propriétaires du secteur tertiaire, FMI, experts financiers, syndicats. La politique néolibérale de Carlos Menem avait enfermé le pays dans une spirale infernale, une bombe à retardement : accroissement de la dette, réduction des dépenses publiques, flexibilité du travail, exclusion, récession, chômage de masse, sous-emploi, jusqu'au blocage des dépôts bancaires et à la limitation des retraits hebdomadaires à quelques centaines de pesos. L'argent fuyait, les banques fermaient les unes après les autres. Corruption, scandales, clientélisme, privatisations, "ajustements structurels", externalisation des profits, Menem, ses successeurs aux ordres des marchés, puis la débâcle financière de 2001-2002 avaient parachevé le travail de destruction du tissu social entamé par le "Processus de réorganisation nationale" des généraux."
"Ruben abandonna le journalisme qui le faisait vivre depuis son retour à Buenos AIres, et trouva l'appartement à l'angle de Peru et San Juan, qui deviendrait son agence. Il étudia les techniques d'interrogatoire des tortionnaires, la résistance à la douleur, les filatures, avec acharnement, il étudia l'histoire, la politique, l'économie, les réseaux d'immigration nazie, le droit international, l'anthropologie légiste, le tir sur cible mouvante, les arts martiaux des sections combat des Montoneros, de l'ERP ou du Mossad : pour rendre les coups. Son agence de détective n'avait pas pour but de retrouver les disparus - il était bien placé pour savoir qu'ils avaient été liquidés - mais les responsables.
Dans un pays où neuf juges sur dix exerçant sous la dictature avaient été confirmés dans leurs fonctions, Ruben Calderon était l'ennemi déclaré, le bras armé des Grands-Mères, celui qui recevait des têtes d'animaux par la poste, des menaces téléphoniques, des injures. Lui accumulait les rapports d'enquêtes, réglait ses comptes."