Moo Pak
22/03/2013 Coups de coeur
Fulgurante suite de faux monologues en cheminant dans Londres, pour embrasser 40 ans de modernité.
Publié en 1994 (en 2011 chez Quidam, au décidément impressionnant catalogue), le douzième roman de Gabriel Josipovici est peut-être celui qui se rapproche le plus d'une somme rassemblant presque l'ensemble des préoccupations exprimées tout au long de son oeuvre (dont par ailleurs Tout passe constituerait le brillant résumé sous forme d'un poème en prose de 60 pages).
Moo Pak reproduit fidèlement de longs monologues de l'écrivain Jack Toledano, rapportés au style indirect par son ami Damien Anderson, solides bribes d'un échange qui n'est qu'en apparence à sens unique, glanées lors de leurs nombreuses promenades à pied dans Londres, dont les parcs, les ponts et les lieux rythment, lancinants et légers à la fois, la déambulation verbale et scripturale qui s'exprime ici.
On peut proposer beaucoup de manières de lire ce faux dialogue foisonnant et fascinant... Se jouant avec brio des essais littéraires commis par Josipovici par ailleurs, tout un parcours de la modernité et de son échec est offert (on sait par ailleurs à quel point l'auteur voit dans le post-modernisme un terrible échec esthétique et moral). Sur le statut du récit, et avec un propos au fond pas si différent, Josipovivi remplace allègrement les denses et doctes travaux d'un Bakhtine par une fable alerte, brillante, et enjouée malgré son pessimisme de façade.
Usant de tous les artifices d'une autofiction qui ne dit pas son nom, Jack Toledano s'appuie sur la vie riche et complexe de Josipovici, Juif de parents russo-italiens et libanais, ayant vécu une enfance niçoise pendant la seconde guerre mondiale, une adolescence dans l'Egypte d'avant 1956, et des études supérieures puis un devenir d'enseignant et d'écrivain en Angleterre (à Brighton et non à Londres...).
Richesse du point de vue, finesse de la narration, brillance du maniement des paradoxes... : cette promenade dans Londres, dans les méandres d'une vie et d'une vocation littéraire qui semble toucher son point final, avec le terrible aveu de l'impuissance à poursuivre, autour de l'impossible roman "Moo Pak" (Moor Park, manoir que l'on pourait croire mythique mais qui existe bel et bien, demeure de Jonathan Swift - dont l'étonnante stature surplombe le roman -, asile d'aliénés, centre de décodage Enigma, institut de recherche sur le langage des primates, avant de finir en école de la deuxième chance pour enfants en difficulté), dont l'écrivain ne parvient pas à s'extraire, est beaucoup plus qu'un cultivé discours de marche... Parcourant le sens de la vie à travers celui de la littérature, Jack Toledano est une rencontre essentielle, qui laisse des traces profondes chez le lecteur.
Quand je suis arrivé la première fois en Angleterre, dit-il, rien ne me paraissait meilleur que les haricots de Heinz suivis par une tasse de lait malté Horlicks. Une des raisons pour laquelle j'ai cessé d'enseigner, me dit-il alors que nous sortions de la gare, est que je craignais de devoir bientôt m'adresser à mes étudiants comme à des clients. Voilà ce qui se passe quand le consensus libéral est rompu, dit-il. L'idéologie se précipite pour le remplacer puis, quand elle s'effondre, l'argent. La peur de l'autorité et de l'autoritarisme qui a balayé l'Amérique puis la Grande-Bretagne est plutôt effrayante, dit-il tandis que nous poursuivions le long de la berge en direction de Tower Bridge. Ce n'est plus une question d'enseignant et d'èlève, dit-il, mais de vendeur et d'acheteur. Mais quand on enseigne la littérature, que signifie un client ?. je n'ai jamais pensé que je renoncerais au monde, dit-il, j'ai toujours imaginé que mon optimisme inné me ferait passer outre. Mais où que je me tourne, les valeurs auxquelles je croyais sans vraiment m'en rendre compte sont tranquillement jetées par-desus bord et à leur place il n'y a plus que l'agression pure et l'argent. Combien de temps une société peut-elle exister quand elle est tirée par un tel moteur ?