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Notre désir est sans remède

Notre désir est sans remède

Notre désir est sans remède
de Mathieu LARNAUDIE
ed. ACTES SUD

De quoi un ange hollywoodien déchu est-il vraiment le nom ?

Publié en août 2015 chez Actes Sud, le septième texte de Mathieu Larnaudie démontre avec un singulier éclat à quel point cet auteur compte résolument parmi les quelques contemporains, finalement assez peu nombreux, capables d’extraire avec acuité et élégance la substance même de figures emblématiques de notre présent, qu’elles surgissent du passé ou de l’actualité, qu’elles soient conscientes ou non de leur statut d’icône potentielle de quelque chose d’essentiel.

« Les effondrés » (2010), à partir de quelques dizaines de financiers – flamboyants ou discrets – des années 1990 et 2000, confrontés à la Crise de 2008, saisissait comme rarement l’avidité trop souvent insatiable et la terrifiante fragilité morale et cérébrale du capitalisme contemporain. « Acharnement » (2012), à partir d’un zoom impitoyable sur un écrivain, « plume » à louer, traquait sans ménagements la disparition du sens de la parole politique – et partant, de l’action -, mort de se jeter sans cesse dans le vide. « Notre désir est sans remède » s’appuie avec une extrême intelligence sur la figure déjà (relativement) connue de l’actrice hollywoodienne Frances Farmer pour remonter à l’une des racines essentielles de ces phénomènes contemporains : ces années 1930-1950 où le spectacle s’affirme industrie, où la révolte cède le pas au conformisme fondamental, où l’honnêteté intellectuelle se voit contrainte de s’effacer devant le faux patriotisme du vrai argent organisé.

La lumière n’exauce pas les corps, elle les massacre.
La main de l’éclairagiste qui agrippe la poignée du projecteur et, pour préparer l’entrée dans le champ de l’actrice dont il va illuminer le mouvement, fait pivoter sur son axe la caisse de métal d’où  jaillit le faisceau aveuglant, cette main n’est pas moins cruelle que celle du tueur à gages qui pointe une arme à feu ou qui abat une arme blanche, ni moins impitoyable que celle du bourreau qui actionne le courant de la chaise électrique. Elle est l’instrument assermenté d’une loi sauvage : elle livre un être en pâture à notre regard.
Ni partenaire ni décor, rien ; le plus extrême dénuement ; l’image décharnée – réduite, comme on dit à sa plus simple expression : il nous faudrait ainsi imaginer une femme seule avec sa robe noire, les épaules et le visage diaphanes, préparés à scintiller, qui s’avance au centre du plateau, dans la crudité géométrique de l’espace découpé pour elle par la lumière. Elle se fige à l’emplacement exact que le metteur en scène lui a désigné, attribué, où il a pensé sa présence ; et les rayons comme des lames lacèrent sa peau fardée.

Pour nous conter et nous éclairer le tragique destin de l’actrice en ascension puis déchue, et pour nous décanter les représentations qu’elle incarne, Mathieu Larnaudie se tient à distance aussi bien du voyeurisme finalement assez vide de sens de Kenneth Anger et de son « Hollywood Babylone », que de la drôlerie malicieuse et décapante de James Lever et de son « Moi, Cheeta », pour venir serrer au plus près la réalité symbolique, sociale à coup sûr, mais plus encore politique, de cette rébellion, de ce refus d’obéissance passager à une loi incarnée dans la stupidité du blackout de la fin 1942, entraînant ce qui fut pudiquement appelé des « difficultés juridiques », avant de se muer purement et simplement, dans l’Amérique triomphante de l’après-guerre, en internement forcé et en traitement psychiatrique lourd.

C’est ici que les films sont écrits, négociés, tournés, montés, retouchés, et d’où ils partent à la conquête de la Nation, à la rencontre d’un peuple pour en irriguer les consciences et y véhiculer la bonne parole, celle bienfaitrice, qui commande aux bonheurs de l’american way of life et raconte les récits qui la fondent. Cette même année – l’homme au cigare connaît les chiffres – plus de cent millions de citoyens se sont massés dans ces salles noires qui, serties au cœur battant de chaque ville, sont alors, dit-on, les nouvelles cathédrales de l’humanité. La foule des spectateurs y vient pour son édification aduler la geste de saints dont une bonne partie est remplacée chaque saison, canonisée de neuf pour les besoins de la cause et pour la multitude, autrement dit pour nous qui trouvons notre extase à n’être plus rien d’autre qu’un simple regard, avidement dardé sur les icônes façonnées au secret du gigantesque sanctuaire où œuvre une armée de scribes, d’artisans, de casuistes et de peintres d’un genre nouveau, et dont l’homme au cigare et au borsalino est quelque chose comme, à la fois, l’intendant, l’ingénieur et l’archimandrite.

Dans un jeu absolu de pouvoir – quand bien même il cherche à se dissimuler sous des paillettes et des slogans confortables -, l’actrice dévoile, dans le travail puissant et curieusement poétique de Mathieu Larnaudie, l’essence globale du rêve hollywoodien, de la contrepartie carcérale du miroir aux alouettes tendu à une nation entière, puis au monde.

Il commente à l’emporte-pièce les nouvelles du monde (le monde restant généralement circonscrit à quelques kilomètres alentour), les ragots du jour amplifiés à sa guise et tordus selon les besoins de son éloquence particulière – mais, après tout, faire subir des torsions à la réalité est son métier. Les autres studios, un par un, en prennent pour leur grade. Quand il rit, son corps est secoué par un tressautement qui fait crisser le cuir de son fauteuil et l’oblige à s’agripper aux accoudoirs. Il dispense à la ronde ses anathèmes et ses congratulations ; dans l’assistance, il compte bien sûr ses souffre-douleurs et ses favoris, qui tous connaissent leur partition, le personnage dont ils se doivent d’endosser les attributs, et s’en acquittent avec la docilité calculatrice dont est tissé le quotidien de toutes les cours – puisque les empires sont des théâtres : celles et ceux qui essuient ses remontrances ou ses sarcasmes savent aussi qu’ils ne sont pas les moins nécessaires ni les moins chers au cœur du patron qui, ainsi, assied son pouvoir à leurs dépens et, grâce à eux, rappelle chaque soir à ses visiteurs, aux réalisateurs, aux stars même que, s’il accepte volontiers sur les plateaux d’être relégué au second plan et de s’effacer derrière d’autres volontés que la sienne, ici, au cœur du sanctuaire, là où se prennent les décisions, dans l’œil du cyclone du spectacle, il est bien l’unique maître de la loi sauvage.

Dans une langue sans doute plus accessible et moins torturée que celle, magnifique, des « Effondrés », Mathieu Larnaudie signe ici un très grand roman, d’une lucidité presque terrifiante sous ses apparences de récit calme et comme apaisé par le temps qui passe, qui nous inclinerait subrepticement à croire que le sens politique de cette vie écrasée et domptée, presque lobotomisée (même si ce traitement-là fut évité de justesse à Frances Farmer), se serait effacé dans la joie béate de la consommation d’image et de loisir. Citant, avec le Javier Cercas de « L’imposteur » (qui fait de cet extrait de « Requiem pour une nonne » l’un des leitmotivs de son texte saisissant), William Faulkner, on peut ainsi, au contraire, se souvenir que « le passé ne meurt jamais et qu’il n’est même pas le passé ».