Notre quelque part
30/06/2014 Coups de coeur
Endiablé, drôle et poétique choc de l’ancien et du moderne, du respect et de la corruption, au Ghana contemporain.
Publié en 2009, traduit en français en 2014 par Sika Fakambi chez Zulma, le premier roman du Ghanéen Nii Ayikwei Parkes fut d’emblée salué par la critique et se montra un sérieux concurrent au prix Commonwealth 2010.
"Notre quelque part", aux côtés peut-être des textes du Béninois Florent Couao-Zotti (les recueils de nouvelles "L’homme dit fou et la mauvaise foi des hommes" et "Poulet Bicyclette & Cie", ou les romans "Si la cour du mouton est sale, ce n’est pas au porc de le dire" et "La traque de la musaraigne") est certainement l’un des plus beaux romans parus ces dernières années pour dire avec un étonnant mélange, quasiment parfait, d’humour et de sérieux le choc de la modernité et de la tradition, de l’avidité corrompue et du respect ancestral, du fantastique doux des contes anciens et de la rationalité techno-économique du contemporain, au sein des pays d’Afrique de l’Ouest, rejoignant aussi la belle manière de procéder de la Sénégalaise Ken Bugul dans "La pièce d’or" ou dans "Aller et retour".
Usant de la découverte "accidentelle" de restes humains dans une case villageoise du pays ashanti, Nii Ayikwei Parkes déploie une fabuleuse galerie de personnages (chasseur traditionnel sage et malicieux, jeune légiste diplômé au Royaume-Uni, policier de haut rang occidentalisé et formidablement ambitieux, gardiens de la paix loin de se limiter à la brutale épaisseur qu’ils véhiculent initialement, tenancière de maquis ayant plus d’un tour dans son sac,…) acquérant très rapidement leur épaisseur propre pour nous enchanter dans un récit à tiroirs jusqu’à l’ambiguë révélation finale, où il ne sera plus du tout question d’un éventuel McGuffin, mais au contraire d’une possible magie centrale et d’une ferveur dans la synthèse présente du passé et de l’avenir.
L’auteur utilise tout au long une merveilleuse langue contrastée et poétique (la poésie représente d’ailleurs la grande majorité de son travail en anglais) : dans la version originale, il orchestre suivant les lieux, les moments et les intentions des locuteurs l’anglais "classique", les expressions directement rendues de la langue twi, comme le savant mélange de l’anglais vernaculaire et de la structure twi – ce pour quoi il faut souligner le superbe travail de la traductrice béninoise Sika Fakambi, qui parvient à reproduire savoureusement le mécanisme en "collant" à ses équivalents en français du Bénin ou du Togo, utilisant le fon en lieu et place du twi, pour obtenir un bel effet de réalisme aux sonorités familières à tout voyageur en ces pays, ou à tout lecteur de Florent Couao-Zotti, par exemple.
Une très belle révélation, qui devrait inciter toujours davantage de lectrices et de lecteurs à se plonger dans la troublante beauté des grands textes contemporains d’Afrique.
"Un gros homme en habit de civil est descendu du Pinzgauer. Il portait un grand abomu noir pour tenir son pantalon jeans, et il mâchait des arachides.
C’est qui le chef ici ?
Les enfants ont pointé vers le kapokier géant derrière le champ du cultivateur Asare. Le chef habite dans la concession là-bas.
Les autres policemans étaient déjà descendus de leurs voitures. Tous les policemans là – un, un, un jusqu’à neuf, en habit tout noir noir dans notre village dès le jeune matin là ? Celui qui était en habit de civil a regardé de droite à gauche, et j’ai vu qu’il regardait aussi derrière l’arbre, vers la bassine sanyaa bleue de ma mère, que j’ai placée au sommet du toit de ma case, après sa mort. Je me souviens qu’elle a transporté son eau dedans jusqu’à ce que le fond se perce de petits trous, et après elle a emporté ça dans son champ pour récolter ses légumes dedans jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul gros trou. J’ai placé la bassine sur les feuilles séchées de mon toit, pour voir ma case au loin quand je reviens de la forêt. Quand le policeman a regardé, j’ai regardé aussi. Et il m’a regardé, et il a pointé vers moi.
Toi là, tu parles anglais ?
Ah. J’ai pensé que l’homme là, ou bien il ne connaît pas le respect, ou bien, sebi, parce que j’ai rasé mes cheveux, il n’a pas vu mes soixante-quatorze années ? Mâcher des arachides pendant qu’il me parle ! Je n’ai même rien dit. J’ai levé ma calebasse, et j’ai bu un peu du vin de palme de Kwaku Wusu. C’était doux. Kwaku Wusu est le meilleur malafoutier des seize villages de notre chefferie et des douze villages de la chefferie de Nana Afari."
Le très beau texte que consacre Alain Mabanckou (nullement par hasard : il est lui-même l’un des grands orchestrateurs actuels de cette magie du choc, comme nous le rappellent au strict minimum ses extraordinaires "Mémoires de porc-épic") à ce roman dans Jeune Afrique est ici.