Oméga mineur
06/06/2012 Coups de coeur
Monument. Croyant y être 10 fois perdu, on parvient tout ébahi et heureux au sommet où l'auteur nous voulait.
Publié en 2004, et traduit en français en 2010 par Claro dans l’excitante collection Lot 49, le troisième opus du romancier new-yorkais Paul Verhaeghen, chercheur en sciences cognitives d’origine néerlandaise, compte indéniablement parmi les quelques authentiques monuments littéraires de ces dernières années. Et je pèse mes mots… À l’instar du Central Europe de Vollmann et du CosmoZ de Claro, avec lesquels il pourrait d’ailleurs former une véritable et ambitieuse trilogie décortiquant sans pitié, mais avec un humour dévastateur, les mythes du XXème siècle occidental, Oméga mineur se fixe un vaste programme, et en 750 pages sans gras, y parvient.
« Raconter » un tel livre serait non seulement extrêmement difficile, mais largement criminel : l’énergie et l’habileté déployées par l’auteur pour emmener le lecteur en un point bien précis, en essayant de lui faire croire plusieurs fois qu’il s’est irrémédiablement perdu dans cette forêt de symboles, méritent mieux que la légèreté coupable avec laquelle, par exemple, une critique des Inrockuptibles, au moment de la parution en français, ratait clairement l’essence du livre (tout en l’aimant) mais n’en dévoilait pas moins plusieurs ressorts essentiels de l’implacable mécanique.
Disons donc simplement qu’on suivra, dans un agencement minutieux malgré d’apparents emballements, un étudiant en psychologie cognitive, en post-doctorat à Berlin, où il rencontrera – suite au hasard d’une agression par des skinheads d’extrême-droite, eux-mêmes partie prenante dans l’intrigue d’ensemble - un vieux monsieur, De Heer, qui en vient à lui livrer l’histoire de sa vie, Juif dans le Berlin des années 30, clandestin dans celui des années 40, avant d’être rattrapé in extremis par la Shoah et d’y survivre miraculeusement. Un récit « ordinaire » de plus sur l’Holocauste ? Pas du tout. Brillamment conduite, cette autobiographie dans le roman interroge au contraire l’ensemble des récits de survivants, et demande avec insistance au lecteur ce que pourrait bien être, justement, un « récit ordinaire » sur la Shoah, renvoyant au passage un travail tel que Les bienveillantes au rang de documentaire sérieusement poussif…
Mais le chef d’œuvre de Verhaeghen est loin de se limiter à cette veine (qui vaudrait déjà bien plus qu’un détour à elle seule) : on y suivra aussi le physicien (et prix Nobel) Goldfarb, venu finir ses jours à Berlin qu’il quitta à temps, jeune étudiant, avant la Seconde Guerre Mondiale, pour rejoindre d’abord Harvard, puis le Nouveau-Mexique et y devenir l’un des pères décisifs de la bombe atomique. Ses souvenirs de cette époque prométhéenne, de l’ambiance unique régnant alors sur la base de Los Alamos, et des fragments d'alors qui relient son histoire aux autres, constituent un autre morceau de bravoure, autre récit dans le récit…
Sous vos yeux de lecteur ébahi, la convergence finale se produira, rassemblant l’ensemble des fils que vous aviez cru épars, fût-ce au prix de petits emprunts à la science-fiction de genre – ce qui ne surprendra pas, au fond, l’observateur attentif ayant noté que deux des personnages essentiels s’appellent Hugo et Nebula…
Enfin, au-delà de la froideur des équations nucléaires, au-delà des calculs de ceux dont « la mort est le métier », l’auteur nous livre aussi un roman extraordinairement charnel, où l’on aime sans sexe, où l’on copule sans amour, où l’on joint aussi les deux, avec ou sans apothéose…
À lire d’urgence donc, en prenant toutefois un peu d’élan, car la montagne pourra sembler un rien abrupte, vue d’en bas… jusqu’à ce que le plaisir de cette narration hors du commun vous fasse regretter d’être arrivé, déjà, là-haut…
"De Heer, une pierre de Rosette humaine."
"Dans le tunnel, des câbles épais comme des bras se balancent devant leur visage telles des racines aériennes, et de vraies racines poussent également dans le tunnel - le monde d'en haut s'insinue dans le monde souterrain, affamé, suçant la vie des profondeurs. C'est une cachette merveilleuse. Il est aisé de dériver l'électricité à partir de ces fils : il suffit de détourner une conduite de gaz et de trouver une arrivée d'eau et tous vos besoins sont exaucés. Ils volent des parpaings pour élever des murs. Un bon Lebensraum ; un super endroit pour préparer la révolution interdite : restaurer l'ancienne hégémonie, rendre l'Allemagne aux Allemands, à l'exclusion de tous les autres. Leur vie sous terre n'est pas une fuite. Ils ne prennent pas la fuite. Ils ont transformé l'ancien quai en salle d'attente."