Rimbaud à Java
22/02/2015 Coups de coeur
Sous-titré «Le voyage perdu», cet essai de l’Américain Jamie James, remarquablement traduit par Anne-Sylvie Homassel pour les Éditions du Sonneur, explore l’épisode le plus obscur de l’existence de Rimbaud : son voyage à Java en 1876, une année de basculement du cours de sa vie, proche du moment où il renonça à son incroyable talent poétique, après le décès de sa sœur Vitalie et sa rupture violente avec Verlaine.
«Toutefois, il est fort probable qu’à l’époque de son voyage à Java – un peu avant, sans doute -, il perdit simplement foi en la puissance des mots et préférai s’engager dans une vie nouvelle, une vie d’action qui culmina avec son séjour africain. La fascination qu’exerce encore Rimbaud ne tient pas seulement aux faits et gestes déjà fort intéressants par eux-mêmes que rapporte la chronique, mais bel et bien – et avant tout – à cet anti-événement. Est-il concevable – et particulièrement du point de vue de l’écrivain – qu’un être aussi splendidement doué ait pu rester sourd à ses besoins d’expression et renoncer aux privilèges de son talent ? Comme tous les actes de Rimbaud, ce renoncement est une merveille et une menace.»
Rimbaud qui ne tenait jamais en place, s’était engagé pour cinq ans dans l’armée coloniale hollandaise, «cuisante ironie» pour un ancien communard ; il embarqua en juin 1876 sur le Prins van Oranje pour aller combattre à Java. Peu de temps après son arrivée sur place, il déserta et s’évanouit dans la nature, jusqu'à son retour à Charleville à la fin de cette même année. De ce voyage et de sa désertion, quasiment pas de traces car Rimbaud dissimula son passé de poète à ses compagnons de troupe, et n’en a rien écrit.
Ancien critique d’art et écrivain installé à Bali depuis une quinzaine d’années, Jamie James, porté par l’attrait magnétique que suscitent Rimbaud et son œuvre, écrit un essai limpide, un récit de voyage sur les traces invisibles de «L’homme aux semelles de vent», une enquête qui ne résout rien mais fascine, convoquant les ouvrages des rimbaldiens sérieux ou fantaisistes, comme son beau-frère posthume Paterne Berrichon qui imagine Rimbaud se cachant dans la jungle avec les orangs-outans, convoquant également ses grands contemporains, ceux qui écrivirent sur les Indes néerlandaises ou qui photographièrent Java à la même époque, avec pour liant les écrits de Rimbaud, cités et commentés «aussi souvent et aussi exhaustivement que les convenances le permettent».
«On ne peut rien dire de Rimbaud dont le contraire ne soit également vrai. Il fut athée et catholique, classique et révolutionnaire, esthète et barbare, mystique et matérialiste. Il fut intact et souillé, il vécut pour l’art et y renonça : la seule constante de Rimbaud, c’est le paradoxe.»
Une très belle découverte que je dois en particulier à Zoé Balthus qui présenta ce livre chez Charybde en avril 2014, et à Jérôme Lafargue qui l’évoque au cœur de l’intrigue de son dernier roman («En territoire Auriaba», Quidam Éditeur, Mars 2015).